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13 janvier 2022

29 dilemmes éthiques, pour s'entraîner…

par Vincent Dedet

Temps de lecture  9 min

Les situations de tension éthique pendant l'exercice du métier de clinicien peuvent être source de conflit, quand leur résolution se fait en contradiction avec les valeurs morales du praticien. Ici l'allégorie de la morale, par le Tintoret (www.wilanow-palac.pl).
Les situations de tension éthique pendant l'exercice du métier de clinicien peuvent être source de conflit, quand leur résolution se fait en contradiction avec les valeurs morales du praticien. Ici l'allégorie de la morale, par le Tintoret (www.wilanow-palac.pl).
 

C'est entre le Trivial Pursuit et le Monopoly. Ces auteurs, des facultés vétérinaires de Sydney (Australie) et Dublin (Irlande) ont appliqué la méthode de la revue bibliographique systématique à la recherche de « situations éthiquement conflictuelles ». Leur premier objectif était de les recenser, pour les porter à la connaissance de la profession. Leur second : qu'ils soient utiles, « contribuant [ainsi] à informer les programmes d'enseignement et à mieux préparer les membres des équipes vétérinaires à gérer » ces dilemmes. En identifiant ces situations de tension éthique, ils espèrent qu'elles pourront être sujets de discussion, au sein des équipes de soignants, sous forme de session d'entraînement, voire de jeu. De manière à disposer d'un “bagage” sur le sujet, lorsque la situation se présenterait réellement dans l'exercice professionnel.

567 situations

Pour cela, ils ont utilisé les moteurs de recherche bibliographique avec des mots-clés comme “éthique”, “dilemme”, “moral” et, bien sûr “vétérinaire” et “santé animale”, sur une période de 30 ans (de 1990 à 2020 inclus). Ils ont obtenu près de 2 500 références (9 publication et de très nombreux articles de la presse spécialisée, y compris d'ASV, ainsi que des rapports d'enquêtes), puis ont éliminé les doublons et lu les résumés pour s'assurer de l'éligibilité des articles à leur étude. Au final, les auteurs ont retenu 546 articles, comportant un total de 567 situations éthiquement conflictuelles. Deux journaux présentant des rubriques dédiées à l'éthique sont sur-représentés : le Canadian Veterinary Journal (61 % des situations recensées) et In Practice (la revue de formation continue du Veterinary Record, 22%). Elles incitent aussi leurs lecteurs à leur soumettre de telles situations.

Surtout les chiens

Dans la grande majorité des cas, les situations décrites mettent en scène un praticien (70 %), loin devant les techniciens et ASV (8 %) ou encore les étudiants vétérinaires (1 %). Car, soulignent les auteurs, « les vétérinaires ne sont pas les seuls à rencontrer des dilemmes éthiques dans le cadre de leur exercice ». Ils soulignent aussi que le client n'est jamais figuré comme le protagoniste principal, mais majoritairement comme la source du dilemme éthique. L'espèce la plus souvent concernée par ces situations de tension pour le professionnel sont les chiens (28 % des situations) devant le bétail (11 %) et les bovins (11 %). Le chat arrive ensuite (9 %), devant « les animaux de compagnie en général » (7 %). Porc et cheval sont à 5 %, tandis que la faune sauvage est ainsi mise en scène dans 2,5 % des cas en eaux troubles. Il en ressort que les thématiques liées aux productions animales restent fortement représentées (32 % du total).

À débattre

Les auteurs ont ensuite codé les situations de chaque scénario, pour les rassembler : ils identifient 29 thèmes communs, dans un tableau courant sur 3 pages de leur publication. Certains sont purement du domaine des productions animales (biosécurité, sécurité sanitaire des aliments), d'autres plus purement de “canine” (euthanasie, qualité de vie, chats errants…). Pour les auteurs, ces thématiques méritent d'être « discutées par les équipes vétérinaires », ou avec les étudiants. Il s'agit plus d'un entraînement que d'une ligne directrice de la discussion. Leur diversité « reflète un large éventail de situations pouvant être rencontrées pendant l'exercice de l'activité », et bien qu'il n'ait pas été possible d'assurer l'authenticité de chacune, elles semblent « plausibles et réalistes » aux auteurs.

Catalogue

Ces thèmes sont repris ici par ordre décroissant de fréquence parmi les situations collectées dans l'étude :

  • Comment gérer un client qui refuse les recommandations, ou s'oppose aux conseils ? Par exemple sur l'euthanasie d'un animal en très mauvais état, ou lorsqu'il y a un enjeu de santé publique, ou enfin en dérobant un animal à l'examen par le clinicien…
  • Quels usages de l'animal sont acceptables ? Est-ce à l'équipe vétérinaire de se positionner sur les usages acceptables ? Sur les limites ? Faut-il refuser d'intervenir dans une structure où le bien-être animal est compromis ou bien tenter de la “changer de l'intérieur” ?
  • La gouvernance du bien-être animal, en particulier en lien avec les conflits d'intérêts, mais aussi l'interprétation de la réglementation, sa mise en œuvre. Le bien-être animal doit-il être dicté par les préférences des consommateurs ? Qu'en est-il de l'abattage sans étourdissement ?
  • Que devraient faire les membres de l'équipe vétérinaire quand un client enfreint les règles relatives au bien-être animal ? Faut-il déclarer une suspicion d'abus, de négligence, de dopage, de combat ? Qu'en est-il d'un client négligent mais handicapé ? Est-il possible de s'engager à ne pas dénoncer un client ?
  • L'euthanasie des animaux de compagnie, en particulier sous l'angle des divergences (estimée justifiée par le vétérinaire et refusée par le maître ou l'inverse). Quelles méthodes d'euthanasie mettre en œuvre ? L'équipe devrait-elle adopter la même conduite à tenir face à une demande injustifiée ?
  • Sur l'utilisation des animaux de recherche (ou pour la formation), quelles circonstances le justifient-elle ? Quelles limites ? Les facultés vétérinaire devraient-elles être influencées par les préférences des filières animales ? Sur la base de quelles relations entre enseignement et aval ?
  • Sur la sécurité sanitaire des aliments et la biosécurité, comment gérer les conflits entre bien-être animal et sécurité sanitaire ? Et la productivité de l'élevage ? Dans quelles circonstances le vétérinaire peut-il être un lanceur d'alerte sur la sécurité sanitaire des aliments ? Qu'en est-il des animaux de rente nouveaux NAC ?
  • Sur le champ de l'exercice, la question des limites des actes des vétérinaires, ASN et techniciens (métier reconnu en Amérique du nord, en productions animales) est soulevée. Dans quelles conditions accepter de réaliser un acte qui sort du champ prédéfini de l'exercice ? A quel moment référer ? Comment résister à une demande pressante d'un client qui impliquerait une telle transgression ?
  • Sur la confidentialité et la vie privée, comment gérer le respect de la privauté du client et celui des règles de bien-être animal, ou de santé publique ? Que faire quand un vendeur d'animal a dissimulé une information sanitaire lors de la vente ? Faut-il respecter la vie privée d'un client si son état mental est en jeu ?
  • Gestion des erreurs et des complications : faut-il admettre les erreurs et sous quelle forme ? Comment gérer une erreur commise par un autre membre de l'équipe ? Par une autre équipe ?  Quelle réparations faire, et dans quelles limites ?
  • Sur les conflits d'intérêt, qu'est-ce qui est perçu et qu'est-ce qui est réel ? Les sur-traitements ? Les excès de prestations ? Comment les gérer ? Les éliminer ?
  • Les conflits entre les intérêts de l'animal et ceux de son maître sont évoqués, comme le report de l'euthanasie d'un animal souffrant pour les besoins émotionnels du maître. Comment gérer le cas où un maître se prive pour que son animal bénéficie d'un traitement ? Comment traiter des animaux agressifs ? Ou qui ont déjà attaqué un humain ?
  • Sur l'équilibre entre productivité et bien-être animal, la compromission de ce dernier est-elle raisonnable alors que l'animal continue de produire ? Comment évaluer les coûts que représenteraient une amélioration du bien-être ? Quand transporter un animal malade ? Blessé ?
  • Usage des médicaments, y compris antibiotiques : faut-il placer des limites à l'usage d'antibiotiques chez l'animal ? Sur les molécules ? Sur les ventes ? Quels facteurs prendre en compte sur le hors-AMM ? Le seul coût ?
  • Pour les clients à ressources limitées, quelle doit être la réaction de l'équipe face à un traitement inabordable à ce client ? Est-il acceptable d'abaisser le niveau des soins prodigués ? Quand une « euthanasie économique » peut-elle être acceptable ?
  • Sur les relations professionnelles au sein de l'équipe, comment gérer un conflit interne ? Comment aborder le sujet dans les entretiens d'embauche ? Qu'est-ce qui relève du harcèlement ? de la discrimination ? Comment maintenir des distances en maintenant des relations professionnelles ? Comment gérer les conflits de loyauté ?
  • Sur l'aide à des membres de l'équipe prodiguant des soins avec incompétence, ou en deçà des soins minimaux ? Comment gérer ces situations ? Et si la personne en question a des problèmes de santé, y compris d'addiction ?
  • Sur le partage de la prise de décision et du consentement éclairé, dans quelle mesure peut-on réaliser un acte sans le consentement du maître ? Jusqu'où aller sans consentement ? Est-ce éthique de dissimuler une information à son client ? Comment gérer un désaccord sur le consentement entre propriétaires d'un même animal ?
  • Sur l'abattage ou la mise à mort des animaux de rente, quelles méthodes devraient être utilisées ? La méthode peut-elle varier selon les situations ? L'abattage d'animaux en surplus est-il une option ?
  • Intégrer la médecine factuelle aux décisions cliniques ou prendre des décisions cliniques en l'absence de preuves… Qu'est-ce qu'une preuve ? Comment les membres d'une équipe vétérinaire devraient-ils l'utiliser ? Comment mettre en balance preuve publiée et expérience du clinicien ?
  • Sur la gestion des chats et chiens errants, qui est responsable, y compris des frais liés aux soins ? Sur quel argument peut-on justifier de soigner différemment un animal errant d'un animal de compagnie ? Comment décider du devenir de ces animaux ?
  • Sur les normes de soins, quelle est la norme minimale ? Comment réagir à une demande de produire des soins sous la norme ? Que fait si un personne prodigue des soins insuffisants ?
  • Traitement et gestion des animaux sauvages ou en liberté, comment les prendre en charge ? Comment traiter les animaux sauvages ? S'ils ont un statut de nuisibles ? Leur euthanasie est-elle acceptable ? Le mode de leur euthanasie l'est-il ?
  • Sur les chirurgies de convenance et mutilations, y a-t-il des circonstances qui justifient une caudectomie ? Coupe d'oreilles ? Un dégriffage ? Que faire si un collègue en réalise ? Si le client menace de le faire lui-même ?
  • Compétition entre praticiens ou entre cliniques : que répondre à un client venant d'une autre clientèle ? Faut-il dénoncer un confrère qui ne se comporte pas correctement ? Quelles clauses de non-concurrence dans les contrats ?
  • Sur les traitements futiles ou sans gain clinique, à partir de quand un traitement peut-il être considéré inutile ? Comment gérer les divergences de vue sur ce point au sein de l'équipe ? Est-ce éthique de proposer un traitement que l'on sait sans intérêt clinique ?
  • Le mode de rémunération sur les services et produits vétérinaires, peut être évoqué, quant à sa nature (salaire, intéressement…). Comment mettre en équilibre le bien-être animal et la rentabilité de l'activité ? Est-ce légitime de réserver des produits au domaine vétérinaire ?
  • Sur l'évaluation et mesure du bien-être animal et de la qualité de vie, comment harmoniser les différences d'approche ? Comment s'assurer que ces évaluations fournissent des informations pertinentes ?

Per-Covid

Pour tenir compte de l'évolution des modalités d'exercice, les auteurs proposent d'enrichir ce premier catalogue « par des situations mettant en scène des non-vétérinaires [ASV, techniciens] ou l'équipe en tant que telle ». Ils ajoutent que l'essentiel des données collectées ont été publiées dans un « contexte pré-Covid ». « Depuis, d'autres situations éthiquement conflictuelles ont émergé : insuffisance en équipement personnels de protection, de respirateurs, conflits entre le bien-être au domicile et au travail, sur les visites au domicile de personnes dépendantes », etc. Leur catalogue devrait donc rapidement s'enrichir.