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5 mars 2018

Trafics de médicaments espagnols. Pau relaxe, la presse applaudit. Bordeaux condamne, la presse l'ignore.

par Eric Vandaële

Temps de lecture  6 min

Dessin de presse paru dans Sud-Ouest le 1er mars pour illustrer l'affaire de Pau.
Dessin de presse paru dans Sud-Ouest le 1er mars pour illustrer l'affaire de Pau.
 

Bordeaux et Pau ne sont distants que de 200 km. Pourtant, les cours d'appel de Pau et de Bordeaux ont pris deux décisions opposées sur des faits similaires d'importations (illégales) de médicaments espagnols achetés dans les mêmes ventas de la frontière basque et datant de la même période (de 2006 à 2009).

Pau relaxe. Bordeaux condamne.

Le 1er mars, la Cour d'appel de Pau a relaxé douze éleveurs et quatre de leurs complices qui avaient été condamnés en première instance par tribunal de Bayonne à des amendes douanières comprises entre 1.700 et 18.000 €, soit le montant des importations illégales.

Exactement 72 jours plus tôt, le 19 décembre 2017, la Cour d'appel de Bordeaux a condamné à nouveau des éleveurs des Deux-Sèvres à près de 30.000 € d'amendes douanières pour avoir importé des médicaments vétérinaires depuis la venta Peio du pays basque espagnol (voir LeFil du 16 janvier 2018). Déjà condamnés par la Cour d'appel de Poitiers, ces éleveurs ont, pour la seconde fois, fait appel de leur condamnation en cassation.

« Un effet d'aubaine contre le lobby pharmaceutique »

Après la condamnation de Bordeaux, la relaxe de la Cour d'appel de Pau a de quoi surprendre. Elle a été annoncée dans la presse régionale et agricole par la reprise d'une dépêche AFP. À l'évidence, le correspondant de l'AFP ne fait état que des arguments de l'avocat de la défense des éleveurs basques.

  • « Les éleveurs ont plaidé la bonne foi ». Ils ont « profité d'un effet d'aubaine pour se procurer en Espagne des médicaments vétérinaires 2 à 17 fois plus cher en France »
  • « C'est une énorme satisfaction pour les éleveurs à qui les autorités disaient depuis des années que ces importations n'étaient pas légales ».
  • « L'arrêt rendu au nom de la libre circulation dans l'Union européenne fera date ».
  • « Quand on connaît les difficultés des éleveurs aujourd'hui, on mesure l'impact que cette décision aura sur les exploitations ».
  • L'AFP dénonce aussi le « lobby pharmaceutique » qui empêchait les éleveurs de se fournir en Espagne en médicaments moins chers qu'en France.

L'AFP « partielle » donc « partiale »

Compte tenu de la teneur cette dépêche, l'AFP a donc probablement été sollicitée par les parties assurant la défense des éleveurs pour assurer une médiatisation de ce jugement. À l'inverse, l'AFP n'a publié aucune dépêche sur la condamnation de Bordeaux sur des faits pourtant très similaires. Personne n'a sans doute pensé à contacter l'agence de presse. Du coup, l'information de la presse et donc des éleveurs apparaît « partielle », voire, par l'AFP, « partiale ».

Relaxe pour le prescripteur espagnol

La Cour d'appel de Pau a relaxé tous les éleveurs condamnés en première instance ainsi que le vétérinaire espagnol prescripteur (le Dr Francisco Xavier Erneta Azanza). Également sanctionnées en première instance, les deux associations « Audace » et « éleveurs solidaires » qui encouragent et défendent ces importations sont aussi relaxées à Pau.

De 2008 à 2018 : dix ans de procédures

L'histoire de cette affaire remonte à 2008, il y a presque dix ans.

  • En 2008, les services vétérinaires (DDPP des Pyrénées-Atlantiques) constatent la présence de médicaments espagnols dans un élevage du pays basque français, de factures d'une venta espagnole (Landizoo) et des ordonnances d'un vétérinaire espagnol.
  • À la suite de ce constat, une enquête judiciaire et des perquisitions ont révélé des importations « illégales » de ce type dans une dizaine d'élevages (12 éleveurs impliqués au total). Les faits reprochés ont été commis entre octobre 2006 et octobre 2009.
  • Le 10 décembre 2013, le tribunal correctionnel de Bayonne condamne en première instance ces importations illégales au regard du code de la santé publique et sanctionne les 12 éleveurs à des amendes douanières comprises entre 1700 et 18.000 euros (le montant des importations illicites). L'arrêt condamne pour complicité le vétérinaire prescripteur espagnol, les associations Audace et des éleveurs solidaires ainsi qu'une société importatrice (Phyteron 2000). Les éleveurs font appel devant la Cour d'appel de Pau en arguant que le droit national serait contraire au droit européen qui autorise la libre circulation des marchandises au sein de l'UE.
  • Le 15 janvier 2015, pour trancher cette question de droit européen, la Cour d'appel de Pau saisit la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE).
  • Le 27 octobre 2016, la CJUE rend un arrêt. Certes le droit national apparaît incompatible avec le traité de l'Union européenne. Mais l'Europe ne se construit pas au détriment de la santé publique. Le régime d'autorisation préalable pour des importations parallèles est donc accepté par la Cour européenne.
  • Le 23 novembre 2017, la Cour d'appel de Pau convoque les prévenus et les parties en audience publique. Sa décision est mise en délibéré pour le 1er février 2018 puis reportée au 1er mars 2018.
  • Le 1er mars, la Cour d'appel de Pau relaxe toutes les parties condamnées en première instance : les douze éleveurs et leurs quatre complices. Il déboute les parties civiles, l'Ordre des vétérinaires et le Syndicat des vétérinaires libéraux (SNVEL). Le procureur de la république et ces parties disposent de quelques jours pour faire appel de cette décision.

Le décret français contraire au droit européen

Avec ce nouvel arrêt de la Cour d'appel de Pau, il n'y a désormais plus grand doute sur le fait que les juges français estiment que le décret importations du 27 mai 2005 n'est pas conforme au droit européen. Car, selon ce décret (les articles R. 5141-123-6 et suivants du code de la santé publique), les éleveurs « n'ont pas accès à une procédure simplifiée » d'importation parallèle pour leurs propres animaux. Alors que le droit européen l'exige « impérativement » selon l'arrêt du 27 octobre 2016 de la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE). En France, seuls des établissements pharmaceutiques vétérinaires, comme des distributeurs en gros ou des laboratoires, peuvent déposer des demandes d'autorisation d'importations parallèles. L'État français a donc exclu les éleveurs [et les ayants droit] du bénéfice des importations parallèles, ce qui apparaît contraire au droit européen.

Trois exigences de santé publiques (non) respectées

Comme la Cour d'appel de Bordeaux, la Cour d'appel de Pau s'est donc appuyée sur l'arrêt de la Cour de Justice de l'Union européenne du 27 octobre 2016 pour fonder son jugement. Mais les deux cours en ont fait une interprétation différente. Dans son arrêt (voir ce lien), la Cour européenne avait reconnu aux éleveurs le droit de procéder à des importations parallèles depuis l'Espagne si au moins trois exigences de santé publique sont garanties.

  1. Les éleveurs disposent d'une prescription préalable conforme au droit français, rédigée soit après examen clinique, soit dans le cadre d'un suivi sanitaire permanent (BSE, protocole de soins, visite de suivi et actes vétérinaires réguliers dans l'élevage) qui suppose une réelle connaissance de l'élevage.
  2. La pharmacovigilance sur les médicaments espagnols est assurée comme le serait celle sur les médicaments français. Ce point peut justifier une autorisation préalable d'importation telle que l'impose le droit français.
  3. Les notices et les étiquetages des médicaments importés d'Espagne sont rédigés en français. Car c'est une condition du bon usage d'un médicament.

Le feuilleton continue

La Cour d'appel de Bordeaux avait estimé que ces conditions n'étaient pas réunies par les éleveurs des Deux-Sèvres qui réalisaient des importations depuis des ventas espagnoles. La Cour d'appel de Pau en a donc fait une autre lecture pour les éleveurs basques.

L'arrêt de la Cour d'appel de Pau ne sera pas le dernier. Car c'est désormais, à nouveau, à la Cour de cassation de se prononcer… Le feuilleton continue.