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16 janvier 2018

Médicaments espagnols. Des éleveurs condamnés pour les « pratiques occultes » liées à ces trafics

par Eric Vandaële

Temps de lecture  9 min

Dessin de presse publié par le Télégramme.
Dessin de presse publié par le Télégramme.
 

L'arrêt de la Cour d'appel de Bordeaux du 19 décembre 2017 est sans doute l'un des plus justes et des plus réfléchis de ces interminables feuilletons judiciaires sur ces multiples affaires d'importations parallèles de médicaments espagnols. Le premier jugement de cette affaire impliquant deux couples d'éleveurs des Deux-Sèvres a débuté en 2013 sur des faits qui remontent entre 2005 et 2009…

L'Europe : un prétexte pour masquer des « pratiques occultes »

Ce nouvel arrêt de la Cour d'appel de Bordeaux est une nouvelle étape dans une procédure judiciaire interminable qui a déjà mobilisé successivement le tribunal correctionnel de Niort, la Cour d'appel de Poitiers, la Cour de cassation, la Cour de Justice de l'Union européen (CJUE), puis la Cour d'appel de Bordeaux. Depuis le début, ces éleveurs sont défendus par la même association Audace et son président Daniel Roques. L'historique de cette affaire est le suivant.

  • Le 18 janvier 2008, il y a tout juste dix ans, deux éleveurs sont arrêtés par les douanes dans une voiture dont le coffre contient des « cartons remplis de médicaments vétérinaires ». Ils « déclarent avoir l'habitude d'effectuer ce genre d'achats à la Venta Peio de Dancharia de la frontière basque compte tenu du gain de 45 % par rapport à leur prix en France ». L'enquête recense 18 voyages en Espagne entre 2005 et 2009 pour un couple d'éleveurs « donnant lieu à 177 ordonnances pour un montant facturé par la Venta Peio de 28.810,37 € ». Les deux autres éleveurs ont réalisé 13 voyages entre fin 2005 et l'été 2008 « donnant lieu à 48 ordonnances pour un montant facturé de 6.364,25 ».
  • Le 21 mars 2013, le tribunal de Niort relaxe en première instance ces quatre éleveurs en prétextant un vice de procédure sur la publication du décret « importations » de 2005.
  • Le 13 septembre 2013, la Cour d'appel de Poitiers condamne les éleveurs à 1.000 € d'amende chacun pour importation illégale et à 34.000 euros d'amendes douanières (correspondant à la valeur des médicaments importés illégalement). Sur les conseils d'Audace, les éleveurs portent l'affaire devant la Cour de cassation.
  • Le 19 décembre 2014, la Cour de cassation laisse finalement planer le doute sur la légalité du décret et estime que cette question de droit européen devrait être tranchée par la CJUE. Elle renvoie l'affaire devant la Cour d'appel de Bordeaux.
  • Le 27 octobre 2016, la CJUE rend un avis complexe. Il ne permet pas de « légaliser » les importations de médicaments espagnols effectués sans autorisation. Mais il reconnaît aussi que la procédure d'autorisation du décret de 2005 n'est pas suffisamment accessible aux éleveurs.
  • Le 19 décembre 2017, la Cour d'appel de Bordeaux condamne à nouveau les éleveurs des Deux-Sèvres qui « prennent prétexte d'une réglementation française incompatible avec le droit européen » pour « importer sans aucun contrôle et en toute opacité » des médicaments.

Le feuilleton n'est pas terminé. Car les éleveurs condamnés ont à nouveau fait appel devant la Cour de cassation.

« Une carence de l'État français »

La Cour d'appel de Bordeaux reconnaît, à plusieurs reprises, une « carence de l'État français » dans le décret importations du 27 mai 2005 (les articles R. 5141-123-6 et suivants du code de la santé publique). Ce décret n'est pas conforme au droit européen. Car, en France, les éleveurs « n'ont pas accès à une procédure simplifiée » d'importation parallèle pour leurs propres animaux. Alors que le droit européen l'exige « impérativement » selon un arrêt du 27 octobre 2016, de la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE).

En France, seuls des établissements pharmaceutiques vétérinaires, comme des distributeurs en gros ou des exploitants, peuvent déposer des demandes d'autorisation d'importations parallèles. Il était donc certain qu'une demande d'importation parallèle déposée par un éleveur lui aurait été refusée.

Des éleveurs légitimes et fondés à importer…

La Cour d'appel de Bordeaux considère que l'État français exclut les éleveurs — et d'ailleurs aussi les ayants droit — du bénéfice des importations parallèle, ce qui est contraire au droit européen.

La Cour estime même « légitime et fondé que des éleveurs puissent se prévaloir de cette carence de l'État français » pour réaliser par eux-mêmes des importations en parfaite conformité avec le droit européen. Mais la Cour constate que le droit européen n'est pas respecté par ces éleveurs sur les exigences de santé publique.

… Avec trois exigences de santé publique

Pour la Cour, les éleveurs se placent délibérément en infraction avec le droit européen sur trois exigences de santé publique qui figurent aussi dans le droit national.

  1. Ils ne disposent pas d'une ordonnance « sérieuse » rédigée par un vétérinaire qui connaît les élevages, leurs animaux et peut en apprécier les besoins en médicaments. Les ordonnances des vétérinaires prescripteurs espagnols ne sont pas considérées comme valables. Car elles correspondent à des commandes passées par fax par les éleveurs sans le moindre diagnostic ni même une vérification des besoins et des doses.
  2. Les notices et les étiquetages des médicaments espagnols ne sont ni lisibles ni compréhensibles en France.
  3. Aucun suivi de pharmacovigilance n'est réalisé sur les médicaments importés.

« Dérives, opacité délibérée, surstockage, surconsommation »

Plus grave, selon la Cour, les éleveurs ont délibérément caché ces importations à leur vétérinaire habituel. Ils ne l'ont pas consulté avant les importations, craignant sans doute qu'il ne puisse pas ou qu'il ne veuille pas rédiger des ordonnances pour soutenir des importations de médicaments espagnols. Mais ils ne l'ont même pas consulté après, pour qu'il intègre les médicaments importés à un programme de soins cohérent et réalise la pharmacovigilance.

La Cour décrit sévèrement les « pratiques occultes » des éleveurs : « des dérives très préoccupantes » avec un risque « certain » pour la santé publique, « des ordonnances sans le moindre diagnostic, un surstockage et une surconsommation sans aucun contrôle ».

Au final, la Cour d'appel de Bordeaux condamne ces éleveurs qui « prennent prétexte d'une réglementation française en partie incompatible avec le droit européen » pour « importer sans aucun contrôle et en toute opacité » des médicaments.

Les sanctions restent faibles : 1.000 € chacun avec sursis. Les amendes douanières (près de 30.000 €) sont incompressibles et correspondent à la valeur des médicaments importés.

« Un nouveau décret en préparation »

Comme l'avait déjà souligné en octobre 2016 la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE), la Cour d'appel de Bordeaux confirme la nécessité de revoir la procédure française d'autorisation d'importation parallèle afin de la rendre accessible aux éleveurs pour leurs propres animaux et, par conséquent, probablement aussi aux ayants droit (vétérinaires, pharmaciens, groupements agréés).

D'ailleurs, la Cour d'appel signale qu'« un nouveau texte est en préparation » à la demande des autorités européennes et aussi pour faire face aux multiples recours et problèmes d'interprétation du décret « importations » de 2005.

Prochain jugement le 1er février

D'autres affaires similaires sont encore en cours ou déjà jugées. Dans une affaire impliquant 12 éleveurs du pays Basque, la décision de la Cour d'appel de Pau devrait être prononcée le 1er février 2018.

  • En 2008, les services vétérinaires (DDPP des Pyrénées-Atlantiques) ont constaté la présence de médicaments espagnols dans un élevage du pays basque français, de factures d'une venta espagnole (Landizoo) et des ordonnances d'un vétérinaire espagnol.
  • À la suite de ce constat, une enquête judiciaire et des perquisitions ont révélé des importations « illégales » dans une dizaine d'élevages (12 éleveurs impliqués au total).
  • Le 10 décembre 2013, le tribunal correctionnel de Bayonne a condamné ces importations illégales au regard du code de la santé publique et sanctionné les 12 éleveurs à des amendes douanières comprises entre 1.700 et 18.000 € (soit probablement le montant des importations illicites).
  • Les éleveurs ont fait appel devant la Cour d'appel de Pau en arguant que le droit national serait contraire au droit européen qui autorise la libre circulation des marchandises au sein de l'UE.
  • En janvier 2015, pour trancher cette question de droit européen, la Cour d'appel de Pau a saisi la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE).
  • La CJUE a rendu son arrêt le 27 octobre 2016.
  • La Cour d'appel de Pau a entendu les prévenus et les témoins en audience publique le 23 novembre 2017.
  • Sa décision est mise en délibéré pour le 1er février 2018.

51.385 € d'amende pour l'ancien directeur d'une coopérative bretonne

En Bretagne, l'ancien directeur de la coopérative bretonne UKL-Arrée de Languidic (Morbihan), a comparu le 16 janvier 2017 devant le tribunal de Lorient pour « importation de médicaments vétérinaires sans autorisation », des faits qui remontent à début 2013 (voir ce lien sur un article du Télégramme du 17 janvier 2017). Les importations avaient été découvertes par hasard par les employés de la coopérative à l'occasion d'un changement dans sa direction.

  • En première instance, l'ancien directeur de cette coopérative a été condamné à une amende pénale de 30.000 €. Le tribunal de Lorient a été plus sévère que le procureur qui avait réclamé en audience une amende de 20.000 €.
  • À ces 30.000 €, s'ajoute une amende douanière de 18.385 € correspondant à la valeur des médicaments importés.
  • Le tribunal a aussi accordé 1.500 € de dommages et intérêts pour l'Ordre des vétérinaires, partie civile dans cette affaire, et la même somme pour le Syndicat des vétérinaires (SNVEL).
  • Au total, la sanction financière contre cet ancien directeur est donc de 51.385 €.

Le non-lieu historique de l'affaire Albaïtaritza de 2003

L'association Audace présidée par Daniel Roques est connue pour être à l'origine du non-lieu de Lorient dans l'affaire Albaïtaritza de 2003 qui impliquaient 105 éleveurs. Ces derniers, bretons pour la plupart, démarchés par la société espagnole Albaïtaritza, recevaient leurs médicaments vétérinaires par transporteur avec une ordonnance trilingue signée par un vétérinaire ibérique. Daniel Roques et son association ont depuis toujours défendu les éleveurs qui se livraient à des importations de médicaments depuis l'Espagne.

Cette affaire a conduit à prendre le décret importations du 29 mai 2005 qui interdit aux éleveurs d'importer eux-mêmes des médicaments espagnols. C'est d'ailleurs sur ce point que ce décret, dont la lecture s'avère très difficile même pour un juriste, est aujourd'hui considéré comme incompatible au droit européen. Car le droit national devrait « impérativement » prévoir une « procédure simplifiée accessible aux éleveurs », mais sans rien concéder aux exigences de santé publique.