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19 janvier 2017

Bon sens contre bon droit. La justice peine à condamner les importations illégales de médicaments

par Eric Vandaële

Temps de lecture  7 min

Dessin de presse publié par le Télégrame.
Dessin de presse publié par le Télégrame.
 

Qui n'a pas acheté — en toute légalité — à la frontière espagnole quelques bouteilles d'alcool pour sa consommation personnelle ? Voire quelques cartouches de tabac pour les fumeurs ? Ces produits ne sont pas pourtant pas dénués d'effets négatifs graves (cancérogènes) sur la santé de leurs consommateurs. Et, même si les bureaux de tabac en souffrent, l'opinion publique ne comprendrait plus que cela soit interdit. Quand bien même les messages « fumer tue » ou « à consommer avec modération » ne figurent pas en langue française sur les produits achetés en langue espagnole. C'est le marché unique de libre circulation des marchandises prévu à l'article 34 du traité de Lisbonne de 2007 qui interdit les restrictions à l'importation entre les états membres ou « toutes mesures d'effet équivalent ». C'est le bon sens.

Aux yeux de l'opinion publique et sans doute à ceux des juges, la problématique peut paraître similaire pour les importations de médicaments vétérinaires achetés par des éleveurs, pour les besoins de leurs seuls animaux, dans des ventas espagnoles pour le seul motif qu'ils sont moins chers qu'en France. Les vétérinaires et les autorités leur opposent alors l'article 36 du même traité de Lisbonne qui permet d'interdire ou de restreindre de telles importations « pour des raisons de protection de la santé humaine ou animale ». C'est le bon droit.

Antibiotiques critiques espagnols sans antibiogramme

Dans le cas des importations espagnoles qui restent, à ce jour, illégales, le plus grave n'est d'ailleurs pas tant dans l'achat de médicaments dont l'étiquetage ne serait pas écrit en français, que dans les conditions de prescription de ces médicaments. Car inutile de préciser que, lorsqu'une prescription « espagnole » de complaisance est jointe aux médicaments importés d'Espagne, elle ne peut pas être considérée comme une ordonnance valable pour justifier l'usage des médicaments ainsi acquis.

En France, les vétérinaires refusent désormais de prescrire des antibiotiques critiques au comptoir à des animaux, sans avoir réalisé un examen clinique et un antibiogramme… Car la législation française l'exige depuis le 1er avril 2016. Mais pas la loi espagnole. Les éleveurs, « accrocs » à des médicaments très efficaces, au spectre large et au temps d'attente nul ou court, pourraient donc être encore davantage tentés d'aller les chercher à la frontière, autant pour leurs atouts que pour leurs prix attractifs. De telles importations, toujours illégales, risquent donc d'augmenter en 2017. Surtout que des articles dans la presse agricole laissent entendre qu'elles seraient permises selon la jurisprudence de la cour de justice européenne du 27 octobre 2016 (voir LeFil du 2 novembre 2016).

Audace conteste la pharmacovigilance au Conseil d'État.

Car la justice peine en effet à trancher de manière claire sur la légalité du décret qui, depuis 2005, impose une autorisation d'importation parallèle délivrée par l'Agence nationale du médicament vétérinaire (Anses-ANMV). Une récente décision du Conseil d'État, datée du 28 décembre 2016, confirme la légalité d'un article du décret sur les importations parallèles. Cet article R. 5141-123-17 porte sur les obligations liées à la pharmacovigilance des médicaments importés. Il était contesté depuis le 26 avril 2013 par l'association Audace et son président Daniel Roques qui soutiennent toujours les éleveurs français qui achètent illégalement leurs médicaments vétérinaires en Espagne. Car seul cet article impose que la pharmacovigilance des médicaments importés soit assurée par une entreprise pharmaceutique vétérinaire, avec les mêmes obligations que pour les titulaires de l'AMM.

Le Conseil d'État a intentionnellement attendu plus de trois ans et l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 27 octobre 2016 avant de prendre sa décision deux mois plus tard. Mais la jurisprudence de la Cour européenne apparaît ici plus précise et plus claire que celle issue de notre plus haute juridiction administrative.

Pour l'Europe, les éleveurs peuvent devenir importateurs si…

Selon la jurisprudence européenne, il n'est pas nécessaire d'être un distributeur en gros, ni un établissement pharmaceutique autorisé par l'Anses-ANV pour devenir titulaire d'une autorisation d'importation parallèle (AIP). Les éleveurs peuvent donc être titulaires d'autorisations d'importations parallèles (AIP) de médicaments vétérinaires avec un usage restreint à leurs propres animaux. Les médicaments importés doivent alors toujours être réétiquetés en français en conformité avec l'AMM délivrée par l'ANMV.

Tous les titulaires d'AIP, éleveurs inclus, sont alors soumis aux mêmes obligations de pharmacovigilance que celles prévus pour les titulaires d'AMM. Et c'est là que le bât blesse.

L'article R. 5141-123-17 impose la pharmacovigilance…

Car dans le décret « importations » de 2005, qui constitue les articles R. 5141-123 à 123-20 du code de la santé publique, seul l'article R. 5141-123-17 prévoit, certes indirectement, que les AIP soient détenues et exploitées par des entreprises pharmaceutiques afin de satisfaire à ces obligations européennes de pharmacovigilance. Il est alors fait référence à trois autres articles de pharmacovigilance (art. R. 5141-104, 105 et 108 du code de la santé publique) avec les trois exigences suivantes :

  1. Disposer « en permanence d'un pharmacovigilant vétérinaire ou pharmacien »,
  2. Enregistrer et archiver de tous les cas de pharmacovigilance avec les médicaments importés,
  3. Déclarer immédiatement à l'ANMV les cas graves et déposer des rapports périodiques de pharmacovigilance avec les cas non graves et graves.

Audace demandait l'abrogation de cet article car il imposait au titulaire d'une AIP d'être entreprise pharmaceutique vétérinaire, ce qui reste inaccessible aux éleveurs importateurs. Pour Audace, cet article, par « son effet » était indirectement contraire au droit européen.

Le Conseil d'État valide l'article R. 5141-123-17

Mais pas pour le Conseil d'État. Dans sa décision du 28 décembre 2016, la plus haute juridiction administrative française explique que l'article R. 5141-123-17 n'a pas à être abrogé. Car il n'a pas « pour effet, par lui-même, d'interdire les importations parallèles par des éleveurs ». Même si sa lecture peut laisser penser le contraire !

Car cet article impose aux titulaires des AIP les mêmes obligations de pharmacovigilance que celles des titulaires d'AMM, ce qui est conforme à l'arrêt de la Cour de justice européenne. Ce n'est qu'indirectement, et non « par lui-même », dans l'objectif reconnu de pharmacovigilance des médicaments importés, que cet article impose que les titulaires des AIP soient des entreprises pharmaceutiques vétérinaires.

Le fait que l'usage des médicaments importés par des éleveurs soit limité à ses propres animaux peut alléger certaines obligations exigées aux exploitants d'AMM ou aux distributeurs en gros, notamment sur le stockage de ces médicaments. Mais les obligations de pharmacovigilance demeurent.

Éleveurs victimes ou coupables ?

Ces jurisprudences du Conseil d'État et de la Cour de justice européenne ne permettent toujours pas aujourd'hui à des éleveurs d'aller acheter en Espagne des médicaments moins chers sans autorisation d'importation parallèle (AIP) de l'Anses-ANMV.

En théorie, les éleveurs aujourd'hui poursuivis devant les tribunaux devraient donc être condamnés. Car aucun d'entre eux n'a sollicité une autorisation de l'ANMV. Deux affaires, l'une devant la cour d'appel de Bordeaux contre des éleveurs des Deux-Sèvres et la seconde devant la cour d'appel de Pau contre 12 éleveurs du Sud-Ouest, devraient donc, en toute logique, se conclure par la condamnation des éleveurs importateurs, sans doute durant l'année 2017. Une troisième affaire vient de démarrer au tribunal de Lorient (Morbihan). L'ancien directeur de la coopérative bretonne UKL-Arrée de Languidic (Morbihan), y a comparu le 16 janvier pour « importation de médicaments vétérinaires sans autorisation ». Les faits remontent à 2013. Un jugement de première instance sera rendu le 20 février (voir ce lien sur un article du Télégramme du 17 janvier 2017).

La justice, comme la presse et l'opinion publique, semble pourtant avoir des difficultés à condamner des éleveurs sur le seul fait qu'ils ont importé, sans autorisation, des médicaments espagnols identiques mais moins chers que les mêmes médicaments vendus en France. Dans ces procès, les éleveurs y sont d'ailleurs souvent présentés comme des victimes, mais pas comme des trafiquants. Une nouvelle surprise n'est donc pas impossible.

D'autant que les éclairages apportés par ces deux jurisprudences rendent ces dispositions sur les importations parallèles encore plus complexes et confuses qu'elles ne l'étaient déjà initialement. À moyen ou long terme, un nouveau décret devrait d'ailleurs les clarifier et rendre la procédure d'AIP plus accessible aux éleveurs dans un cadre restreint à leurs propres animaux.