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Elanco & Proplan

4 avril 2024

La (mauvaise) santé au travail des vétérinaires est chronique, et influencée par la charge de travail, le présentéisme, l'addiction au travail…

par Agnès Faessel

Temps de lecture  9 min

La personnalité des répondants, évaluée par des paramètres comme l'estime de soi ou la stabilité émotionnelle, affecte leur santé au travail. Mais elle ne gomme pas l'impact négatif d'autres facteurs, comme la surcharge de travail (cliché Pixabay).
La personnalité des répondants, évaluée par des paramètres comme l'estime de soi ou la stabilité émotionnelle, affecte leur santé au travail. Mais elle ne gomme pas l'impact négatif d'autres facteurs, comme la surcharge de travail (cliché Pixabay).
 

Il y a 2 ans, la publication d'un rapport d'étude sur la santé des vétérinaires au travail avait concrétisé, chiffres à l'appui, le mal-être de la profession. Elle avait permis la prise de conscience des difficultés rencontrées, et de leurs conséquences, par les vétérinaires eux-mêmes, et plus largement par leurs clients, les autorités administratives, le grand public…

Comme annoncé, la seconde phase de l'étude a été réalisée, et ses résultats ont été présentés en conférence de presse le 26 mars dernier à Paris.

Étude conjointe de Vétos-Entraide et l'Ordre des vétérinaires

Ces travaux de recherche sont menés par le professeur Didier Truchot (Université de Bourgogne-Franche-Comté), à l'initiative et avec le cofinancement du Conseil national de l'Ordre des vétérinaires et de l'association Vétos-Entraide.

La première phase d'étude, transversale, avait confirmé le taux élevé de burn-out chez les vétérinaires, comme rapporté dans d'autres pays. Les vétérinaires sont 3 à 4 fois plus à risque de suicide que la population générale. Ils sont surtout 2 fois plus à risque que les autres professions de santé, qui constituent des populations plus comparables.

L'étude avait aussi révélé l'importance de l'addiction au travail (le « workaholisme »), qui touche 37 % des vétérinaires et se caractérise par un travail excessif mais également compulsif (voir LeFil du 24 mai et du 30 mai 2022). Un paramètre spécifiquement exploré dans la phase 2.

Étude longitudinale : une première mondiale

La seconde phase de l'étude a été réalisée auprès des mêmes répondants, 15 mois plus tard. Sur les 1450 réponses au 2e questionnaire, 674 ont pu être appariées, c'est-à-dire reliées aux réponses au 1er questionnaire (une condition indispensable à l'analyse des données).

Il s'agit donc cette fois d'une étude longitudinale, inédite, évaluant la santé psychologique et physique des vétérinaires français. Ces recherches prennent aussi en compte les facteurs de personnalité et les facteurs de stress professionnel des praticiens : une première mondiale !

Ce type d'étude permet d'établir les liens de causalité entre des facteurs associés. En effet, à un temps T, montrer une corrélation entre charge de travail ressentie et qualité de sommeil ne permet pas de déterminer si un travail pesant entraîne un manque de sommeil ou, à l'inverse, si la fatigue favorise l'impression de crouler sous le travail. Une étude longitudinale, comparant les résultats à T1 puis T2 (15 mois plus tard ici), le permet. L'objectif poursuivi dans cette seconde phase est ainsi d'identifier les processus qui contribuent à la détérioration de la santé des vétérinaires.

Un mal-être chronique

Premier constat, toutes les variables de santé étudiées (épuisement émotionnel, sommeil, troubles somatiques, idéations suicidaires…) sont très significativement corrélées entre T1 et T2.

En clair, les vétérinaires n'allaient pas bien en T1, et ne vont toujours pas bien 15 mois plus tard. Cela montre l'aspect chronique de leur mauvaise santé.

Genre et génération : influence de paramètres sociodémographiques

En T2, l'influence de paramètres sociodémographiques sur diverses variables sont identifiées, notamment le genre.

  • L'épuisement émotionnel, l'une des dimensions du burn-out, est plus marqué chez les femmes. Cela peut s'expliquer par les tâches domestiques qui leur incombent plus souvent, laissant moins de temps pour se ressourcer. Elles subissent également une forte pression psychosociale, dans un métier empreint de valeurs masculines.
  • Le cynisme (autre dimension du burn-out) est égal en revanche dans les deux sexes, ce qui est inhabituel et pourrait révéler un conflit de rôle, les femmes agissant de manière masculine, conformément aux valeurs du métier.
  • Troubles du sommeil et troubles somatiques sont également plus fréquents chez les femmes, ce qui n'est pas spécifique à la profession vétérinaire.

La variable âge est très importante, et ressort beaucoup, selon le professeur Truchot, dans les verbatims, ce qui confirme le conflit de génération identifié par ailleurs. Mais contrairement au ressenti des plus âgés, les jeunes générations sont fortement engagées dans leur travail, et fortement touchées par l'épuisement émotionnel. Leur sentiment d'efficacité professionnelle est également beaucoup plus bas.

Effet de la charge de travail

La (sur)charge de travail est un stresseur majeur. Son influence, au travers de ses paramètres en T1 (amplitude de travail, gardes en semaine, en week-end, etc.), a été évaluée sur les variables de santé mesurées en T2 : épuisement émotionnel, cynisme, troubles du sommeil, troubles somatiques et idéations suicidaires.

Les résultats montrent l'effet du nombre de nuits travaillées par mois sur les troubles du sommeil, et celui du nombre d'heures travaillées par semaine sur les idéations suicidaires. Ils montrent surtout l'effet du nombre de clients vus par jour sur toutes les variables de santé.

Il est possible que l'incivilité des clients ait un rôle ici, conformément à ce qui ressort dans les verbatims. Ceux-ci pointent le manque de respect de certaines personnes, leur agressivité voire leurs menaces, leurs exigences, leurs attentes irréalistes… mais aussi leur manque de reconnaissance, ce qui affecte des soignant qui l'attendent en retour de leur investissement (en temps, en formation, en énergie).

En séparant les répondants par genre, il ressort que chez les femmes, les gardes de week-end affectent aussi tous les paramètres de santé 15 mois plus tard.

Effet délétère du présentéisme

Le présentéisme se définit par le fait d'aller travailler alors que l'on est malade. Il est lié au workaholisme.

Ici, la moyenne se situe à 12,5 jours par an. Un quart des répondants déclarent 19 jours ou plus. Un autre quart n'en déclare aucun, mais sans pouvoir déterminer s'ils ne vont pas travailler lorsqu'ils sont malades, ou s'ils ne sont jamais malades !

L'étude montre que le présentéisme identifié en T1 est prédictif 15 mois plus tard (en T2) de tous les paramètres de santé suivis (épuisement émotionnel, cynisme, troubles du sommeil, troubles somatiques et idéations suicidaires).

Le présentéisme affecte de manière égale toutes les classes d'âge : il n'est pas inférieur chez les jeunes (qui ne seraient donc pas si « tire-au-flanc » que présumé !). Il est plus important chez les femmes et chez les praticiens libéraux.

L'absence de vie privée, les conflits, la peur des blessures

Parmi les nombreux stresseurs identifiés dans la première phase de l'étude, la plupart sont prédictifs d'au moins l'un des paramètres de santé suivis.

En particulier, la charge de travail, et ses répercussions sur l'équilibre entre vie privée et vie professionnelle, sont liées à tous. Les conflits et tensions avec les collègues, ainsi que la peur des blessures (notamment en activité canine), sont liés à la plupart d'entre eux. Autant de pistes de travail pour lever ces facteurs de stress et préserver la santé des praticiens.

Théories du suicide validées

En complément de cette analyse, deux théories du suicide ont été appliquées aux vétérinaires. La première – la théorie interpersonnelle du suicide – propose que le comportement suicidaire soit causé par la présence simultanée de 2 processus interpersonnels :

  • l'appartenance contrariée, qui correspond à une solitude douloureuse (« je me sens seul, déconnecté des autres ») et l'absence de relations de soutien réciproque (« à travailler ainsi, j'ai gâché ma relation avec mes enfants ») ;
  • et la perception d'être un fardeau (« ma famille subit le stress que je ramène à la maison »).

La capacité à se suicider (lorsque l'on n'a plus peur de mourir) favorise le passage à l'acte.

La seconde théorie est celle d'une perception de défaite (au travers de sentiments d'impuissance et d'humiliation) et de piégeage (l'absence de perspective d'amélioration rapide amène le sentiment d'être piégé dans une situation irrévocable).

Selon les résultats de l'étude, les variables de ces modèles de suicides en T1 (notamment les notions de fardeau et de piège) sont prédictives d'idéations suicidaires en T2.

En outre, les paramètres reflétant la charge de travail, en particulier le présentéisme et le nombre de clients vus par jour, sont prédictifs ultérieurement de ces variables de suicidalité. D'autres stresseurs comme les problèmes financiers et la peur de l'erreur les prédisent également en T2.

Les variables de personnalité n'expliquent pas tout

La question de l'influence des facteurs de personnalité a également été creusée : une personne fragile est-elle davantage touchée ?

Cette personnalité a été prise en compte au travers du noyau de l'évaluation de soi : estime de soi, sentiment d'efficacité personnelle, stabilité émotionnelle (versus névrosisme), locus de contrôle.

Ce noyau apparaît inférieur chez les femmes (par comparaison aux hommes), il croît avec l'âge, et est corrélé avec les divers stresseurs.

C'est un paramètre significativement prédictif des divers paramètres de santé suivi, ainsi que des variables de suicidalité.

Toutefois, lors de sa prise en compte dans l'analyse, la charge de travail, les problèmes financiers, les conflits avec les collègues ou la peur d'être blessé impactent encore plusieurs de ces paramètres. En clair : la personnalité intervient, mais elle n'explique pas tout.

Prévenir l'addiction au travail

Enfin, l'impact du workaholisme a été spécifiquement évalué. Cette addiction au travail est d'autant plus problématique qu'elle est souvent valorisée par l'entourage, alors qu'elle est associée à de moindres performances et affecte la qualité de la vie privée. Elle s'observe généralement chez des personnes perfectionnistes.

L'analyse montre que le workaholisme est globalement prédictif des divers paramètres de santé suivis en T2 (les dimensions du burn-out, les troubles somatiques et du sommeil, les idéations suicidaires), ainsi que des variables de suicidalité (fardeau, défaite, piégeage…). Selon Didier Truchot, cette observation ouvre des pistes de réflexion sur le travail à mener lors de la formation des vétérinaires, afin de ne pas renforcer une tendance au perfectionnisme déjà forte au sein de la population des étudiants vétérinaires.

À nouveau toutefois, en prenant en compte ce paramètre (travail compulsif), divers autres facteurs (les inquiétudes financières ou la peur des blessures par exemple) demeurent prédictifs des paramètres de santé à T2, en partie au moins.

Le temps des actions

Que faire face à ces constats ? Les parties prenantes n'ont pas attendu cette seconde étape de l'étude pour réfléchir aux actions à mener, voire les débuter. Le SNVEL travaille par exemple sur la gestion des erreurs, l'Ordre pilote un groupe de travail sur la peur des accidents, des décisions politiques ont abouti à augmenter le nombre de vétérinaires formés en France… Vétos-Entraide a constaté une libération de la parole, qui se ressent dans son activité d'écoute. Selon l'association, le profil type du vétérinaire en souffrance est une jeune femme qui fait face à des problèmes de management dans la structure où elle travaille. D'où l'importance d'un travail sur l'accueil des nouveaux vétérinaires dans une clinique, qui mobilise déjà la profession, en France comme ailleurs (au Royaume-Uni notamment). Sensibiliser les dirigeants et former leurs équipes permet d'éviter toute « maltraitance » involontaire, qui risque d'amener à l'abandon de la pratique en clientèle.

De l'avis de tous, les solutions et leur mise en œuvre ne peuvent être que le fruit de travaux collégiaux.

Les facteurs positifs : sujet de la 3e phase d'étude

Dans la continuité de ces travaux, la troisième phase de l'étude est en cours. Son objectif est d'évaluer les facteurs qui apportent une évolution positive des paramètres de santé physique et psychologique des vétérinaires. La présentation des résultats est attendue d'ici début 2025.