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20 septembre 2021

Euthanasies non médicalement justifiées : la demande et l'absence de solution alternative, sources de stress pour les praticiens

par Vincent Dedet

Temps de lecture  9 min

Réponses à la question relative au stress ressenti lors de demande d'euthanasie non justifiée, par les 320 vétérinaires français ayant répondu au questionnaire en ligne sur le sujet entre fin 2020 et avril 2021 (Tardivo, 2021).
Réponses à la question relative au stress ressenti lors de demande d'euthanasie non justifiée, par les 320 vétérinaires français ayant répondu au questionnaire en ligne sur le sujet entre fin 2020 et avril 2021 (Tardivo, 2021).
 

Pour plus d'un vétérinaire sur quatre (27,8 %), « les euthanasies non médicalement justifiées ont toujours représenté un grand stress », mais pour seulement un sur 10, cette situation n'engendre jamais de stress. C'est ce qui ressort d'une enquête d'ampleur nationale, réalisée par une jeune diplômée de l'ENV de Toulouse et publiée en cette rentrée.

Euthanasie de convenance

La non justification correspond à une discordance entre l'état de santé de l'animal tel que jugé par le praticien et la demande du maître. « Cette définition regroupe notamment certaines euthanasies pour raisons comportementales, économiques ou encore dites “de convenance” ». Pour aborder ce sujet dont la littérature est avare en références, l'alors étudiante a construit un questionnaire comportant 93 questions et trois parties. Il a été diffusé en ligne au plan national et ouvert entre le 21 décembre 2020 et le 30 avril 2021 ; il a collecté les réponses de 320 praticiens.

Plus de 12 euthas par an

La première partie du questionnaire concerne le profil du répondant. Dans le cas présent, il y avait 71,6 % de femmes et 27,5 % d'hommes (les classes d'âge sont représentatives de la population vétérinaire nationale, mais les femmes sont surreprésentées parmi les répondants). « Les quatre écoles vétérinaires françaises [étaient] représentées », ainsi que des vétérinaires issus d'autres écoles européennes (21,6 %). Ils ont été diplômés entre 1975 et 2020 (médiane à 2007). « La majorité des répondants exerce en pratique canine exclusive (68,4 %), 20,9 % ont une pratique mixte à dominante canine et seulement 9,4 % ont une pratique mixte à dominante autre ». Plus de la moitié des étaient installés (51,3 %), contre 8,8 % en collaboration libérale et 35,6 % salariés. La seconde partie du questionnaire explorait le rapport du répondant « vis-à-vis des euthanasies en général, puis des euthanasies non médicalement justifiées ». Les réponses indiquent que « 79,1 % des vétérinaires interrogés pratiquent en moyenne plus de 12 euthanasies par an, contre 8,4 % en pratiquant entre 6 et 12, et seulement 2,8 % en pratiquant moins de 6 ».Parmi les répondants ayant fourni des détails, il y en a qui estiment euthanasier de 35 à plus de 200 animaux par an ; « un à deux par semaine pour l'un d'entre eux ». Les vétérinaires salariés « semblent répondre euthanasier moins d'animaux par an que les vétérinaires installés (p < 0,05) ».

Nombre estimé d'euthanasies réalisées en moyenne par an par les 320 répondants (Tardivo, 2021).

 

>90 % ont refusé au moins une fois

Dans leur très grande majorité (91,3 %), les répondants indiquent « avoir déjà refusé au moins une fois une demande d'euthanasie ». La première cause citée (93,2 % de ces répondants) est « le caractère jugé abusif de la demande », qui est justement la définition de ces euthanasies médicalement non justifiées. Au second rang des motifs de refus est « une morsure par le chien dans les 15 jours précédant la demande » ( 62,7 %). Suit le « manque de confiance dans le propriétaire » ( 17,5 %). Toutefois, 73,1 % des répondants « ont déjà accepté une demande d'euthanasie non médicalement justifiée ». Les salariés ou collaborateurs libéraux refusent moins souvent ces demandes que les vétérinaires installés (p < 0,01).

Quelle alternative ?

Parmi les praticiens ayant accepté, les deux tiers (65,0 %) citent « l'absence de solutions alternatives acceptables à proposer au propriétaire ». En particulier, plus de la moitié (56 %) redoutent « qu'une autre méthode de mise à mort soit employée par le propriétaire ». Trois autres justifications sont avancées par un répondant sur cinq (19,2 %) : « le défaut ou refus de soins de la part des propriétaires, responsable d'une baisse du bien-être de l'animal, (…) ; la pression exercée par les supérieurs hiérarchiques, imposant la décision d'euthanasie à leurs employés (…) [ou] les chiens jugés comme trop dangereux, avec risques graves et sans amélioration comportementale possible ». Si un quart (25,9 %) des salariés/collaborateurs libéraux « ont déjà ressenti de la part de leur employeur une pression pour pratiquer une euthanasie qui n'était pas justifiée à leurs yeux », il s'agit d'une situation exceptionnelle exception pour plus de de la moitié d'entre eux (56 %). Il reste que la demande du propriétaire suffit à engendrer un stress : « toujours grand » pour 27,8 % des répondants, alors que pour 18,1 %, ce stress important « a eu tendance à s'atténuer avec le temps et l'expérience ». Pour un autre quart des répondants, ce stress « varie d'une situation à l'autre ». Enfin, « les femmes ressentent un stress plus important que les hommes face à une demande d'euthanasie non médicalement justifiée (p < 0,0005) ». Là encore, la principale source du stress est le manque d'alternative (72 % des répondants éprouvant un stress). Suivent la situation personnelle du propriétaire (61,5 %), « l'insistance du propriétaire à [faire] réaliser l'euthanasie » (52,4 %), l'attachement que le vétérinaire éprouve pour le client/patient (39,9 %) et la « sensation que [le praticien] aurait pu prévenir cette situation » (16,8 %).

Explications avancées par les répondants indiquant ressentir un stress lors des demandes d'euthanasie non médicalement justifiées (Tardivo, 2021).

 

Motif comportemental

La dernière partie de ce questionnaire présentait des saynètes en vidéo, mettant en scène quatre motifs avancés par des maîtres et habituellement jugés non justifiés : un motif comportemental, une justification d'organisation personnelle, un problème médical mineur et un motif financier. Un tiers des répondants estiment être confrontés régulièrement au premier motif (chien qui aboie et détruit en l'absence des maîtres, 34,1 %). Plus généralement, aucun praticien n'a accédé « souvent » à des demandes pour un motif comportemental quel qu'il soit. Cela se produit “régulièrement” pour 3,2 % et “rarement” pour 79 %. Lorsqu'il est demandé de noter de 1 à 10 le niveau d'inconfort engendré par la vidéo, la note moyenne st à 6,9 et la médiane à 7… Et pour noter de 1 à 10 l'envie spontanée de refuser, la moyenne est à 8,9 et la médiane à 10 (très envie de refuser) : « seuls 8,4% des répondants accepteraient d'euthanasier l'animal à l'issue de cette discussion ». Le questionnaire demande alors aux praticiens ce qui serait susceptible de les faire changer d'avis. Aux côtés de “rien” (55,7 %), près de 41 % réviseraient leur jugement si « le propriétaire revient et démontre qu'il a essayé toutes les solutions alternatives possibles, en vain ». Quant aux solutions alternatives à l'exemple de trouble du comportement :

  • 87,8 % évoquent « le placement dans une autre famille »,
  • 67,8 % réfèreraient un à praticien spécialiste,
  • 58,9 % à un éducateur canin,
  • 60,1 % ne seraient pas opposés à ramener le chien en refuge,
  • et 35,7 % proposeraient une thérapie mise en œuvre par eux-mêmes.

Pas à l'Ehpad

Le motif d'organisation personnelle (le maître doit entrer en Ehpad, sans son animal) est fréquent : 82,6 % des répondants y sont confrontés « une à deux fois par an ». Un sur cinq (19,4 %) a pu accéder au moins une fois à une telle demande, mais alors rarement (82,3 %). Le niveau d'inconfort et l'envie de refuser la demande sont comparables. La motivation du refus vient avant tout (83,2 % des répondants) du fait que la demande n'émane pas de la propriétaire (dans le scénario). Mais un vétérinaire sur cinq (22 %) pourrait changer d'avis, en particulier face à la maîtresse de l'animal et à des tentatives infructueuses de replacement de l'animal. L'autre solution (rechercher une maison de retraite acceptant les animaux) est citée par 58 % des répondants.

Consultation gériatrique

Le motif médical mineur (en l'occurrence une incontinence fécale) est très fréquent : “2 à 10 fois par an” pour 64,4 % des réponses et “>10 fois/ an” pour 17,5 %. La grande majorité des vétérinaires interrogés (87.8%) ont déjà accepté d'euthanasier un animal pour une raison équivalente, mais rarement (58,4 %). La situation génère un inconfort plus limité (moyenne à 4,9, médiane à 5) et aucun praticien ne la note à 10. De fait, aucun n'exprime un refus total spontané (note 10) et la note moyenne est alors de 4,2 (médiane à 4). Ainsi, « 65.9% des vétérinaires interrogés accepteraient de pratiquer l'euthanasie ». Parmi les alternatives, plus du quart (26,9 %) des répondants « ont mis en place, auprès de leur clientèle, une consultation dite “gériatrique”, pouvant notamment aider à pallier à de [telles] demandes ». Le replacement est envisagé comme alternative dans la majorité des cas (88 %), alors que « le recours à la SPA serait une option de “la dernière chance” » (dernière citée par les répondants).

Associations

Le motif financier de l'euthanasie est, lui, rencontré par tous les répondants (98,7 %) et souvent (plus de 10 fois par an pour 19,7 % des répondants). La grande majorité des vétérinaires participant ont déjà accepté d'euthanasier un animal face à une demande pour raison financière (93.1%), et ce régulièrement pour 36,9 % des répondants (souvent dans 6,9 % des cas). Comme le cas précédent, il est source d'un inconfort et d'une envie spontanée de refuser plus limités. Un tiers (32,2 % des praticiens refuseraient l'euthanasie telle que présentée dans la vidéo. Mais ils pourraient changer d'avis s'ils ne connaissent pas le client (64,2 % de ces répondants) ou s'il est connu et réputé difficile (61,9 %). Pour les alternatives, c'est un travail en amont sur les assurances, ou la mise en contact avec des associations pouvant participer aux frais. Les paiements échelonnés sont plus rarement évoqués (catégorie “autres”, voir le graphique ci-dessous).

Mesures préventives évoquées par les répondants pour limiter les demandes d'euthanasie en lien avec des difficultés financières (Tardivo, 2021).

 

Des verbatim

Dans la discussion de ses résultats, la jeune consœur souligne que  les répondants « ont témoigné, pour beaucoup, d'un intérêt marqué pour le sujet étudié », en particulier au travers de commentaires dans les réponses aux questions ouvertes. Parmi les verbatim, « il s'agit d'un sujet “polémique”, “dont on ne discute pas suffisamment”. Cependant, il représente bien souvent “une cause de souffrance majeure”, voire même “d'angoisse” chez les vétérinaires, ce qui est “un réel problème” au sein de la profession. Ces situations semblent pour certains être “régulières et difficiles à vivre” ». De fait, la littérature citée confirme que l'euthanasie d'un animal a priori en bonne santé était  source de stress (note de 8 sur 10, par 58 vétérinaire britanniques), sans impact de l'âge ni de l'expérience professionnelle du vétérinaire. Il est source d'un des principaux dilemmes éthiques de la profession : « à qui le vétérinaire doit-il moralement son allégeance première : le propriétaire ou l'animal ? ». Bien que « l'Ordre National des Vétérinaires dans son communiqué du 12 octobre 2020 relatif aux euthanasies non médicalement justifiées » évoque le besoin de « renforcer la sensibilisation et la formation des vétérinaires et des étudiants vétérinaires à la pratique éthique de l'acte d'euthanasie animale ainsi qu'à la maîtrise des paramètres qui entourent la réalisation de l'acte, notamment les fortes incidences émotionnelles », « il n'existe à ce jour aucun consensus ou guidelines aussi bien officiels que officieux sur lesquels pourraient s'appuyer les vétérinaires lors de la prise en charge de tels cas ». Elle reprend donc les recommandations d'autres auteurs, proposent « d'édicter des limites morales claires à ce qu'il [est] accept[able] ou non de faire : c'est pourquoi il peut être intéressant de développer en amont au sein de sa clinique des “guidelines” et des politiques de gestion de tels dilemmes ». Un telle réflexion serait essentiellement collective et communes à l'ensemble d'une structure vétérinaire. « La création d'un guide de bonnes pratiques, à plus grande échelle que celle entreprise par cette thèse, permettrait d'apporter à tous les vétérinaires français des réactions éthiquement acceptables rendant moins difficile la prise en charge de ces demandes d'euthanasie ».