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15 novembre 2019

La Cour de cassation blanchit les éleveurs qui achetaient leurs médicaments moins chers en Espagne

par Eric Vandaële

Temps de lecture  9 min

Dessin de presse paru dans Sud-Ouest le 1er mars pour illustrer l'affaire de Pau.
Dessin de presse paru dans Sud-Ouest le 1er mars pour illustrer l'affaire de Pau.
 

Ce n'est pas une bonne nouvelle, mais ce n'est pas vraiment une surprise. La Cour de Cassation, à travers deux arrêts datés du 5 novembre 2019, vient de relaxer définitivement, sans nouveau recours possible, les éleveurs qui achetaient leurs médicaments vétérinaires moins chers en Espagne — à la Venta Peio de la frontière basque — entre 2006 et 2009. Alors que le droit français interdit clairement depuis 2005 ces importations si elles ne sont pas autorisées par l'Agence du médicament vétérinaire (Anses-ANMV).

Depuis dix ans les tribunaux hésitent, la Cour de cassation tranche

Depuis dix ans, les tribunaux hésitaient. Parfois, comme à Bordeaux en décembre 2017 ou à Bayonne en 2013, ces éleveurs dans l'illégalité par rapport au droit français sont condamnés mais à de faibles peines. À Bordeaux, les éleveurs sont condamnés surtout du fait qu'ils dissimulaient ces importations à leur vétérinaire habituel. Les ordonnances espagnoles de complaisance, « sans diagnostic » et fournies avec les médicaments commandés par fax ou par téléphone, ne sont pas évidemment pas conformes au droit français. Dans d'autres jugements, comme à Pau en mars 2018 ou à Niort en 2013, les éleveurs sont, à l'inverse, relaxés.

La Cour de cassation met un point final aux poursuites en cours.

  • Un arrêt confirme la relaxe par la Cour d'appel de Pau le 1er mars 2018 d'une douzaine d'éleveurs du Sud-Ouest qui avaient été précédemment condamnés à Bayonne en 2013. Ces éleveurs s'étaient plutôt bien organisés dans une association pour mettre en place ces importations « illégales » selon le droit français. Et la Venta Peio ajoutait à sa facture 3 % de « frais de justice » destinés à financer la défense juridique à travers les associations d'éleveurs solidaires (AES) ou d'éleveurs bretons (AEB). Ces sommes étaient ensuite reversées à l'association Audace qui assure la défense de ces éleveurs.
  • Le second arrêt casse et annule « dans toutes ses dispositions », l'arrêt de la Cour d'appel de Bordeaux du 19 décembre 2017 qui avait condamné deux couples d'éleveurs des deux Sèvres, d'abord relaxés à Niort en mars 2013, puis condamnés à Poitiers en septembre 2013 (condamnation déjà cassée une première fois par la Cour de cassation en 2014).

La « carence du droit français » contraire au traité européen

Dans ces deux arrêts, la Cour de cassation, comme d'ailleurs les deux Cours d'appel de Bordeaux et de Pau, constate, une « carence d'un droit français » contraire au traité de l'UE. Cette contrariété entre le droit français et le traité européen a finalement profité à ces éleveurs. Le code de santé publique, à l'époque des faits — de 2006 à 2009 —, ne prévoit pas en effet de « procédure d'importation parallèle (AIP) simplifiée ouverte aux éleveurs qui souhaitent importer pour des raisons économiques les médicaments vétérinaires dont ils ont besoin pour les seuls besoins de leurs propres élevages ». Mais, à l'inverse, les procédures d'autorisation d'importation parallèle ne sont ouvertes qu'aux entreprises pharmaceutiques vétérinaires, les grossistes ou des exploitants d'AMM principalement

La messe était dite par la Cour européenne depuis 2016

Saisie sur ces affaires, la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE) avait déjà, le 27 octobre 2016, estimé qu'il était « impératif » de rendre accessible aux éleveurs « une procédure d'importation parallèle simplifiée » en quantités restreintes aux animaux de son élevage. La libre circulation des produits prévue aux articles 34 et 36 du traité de l'Union européenne oblige en effet à rendre possible l'achat dans l'UE de médicaments identiques à ceux autorisés en France.

La Cour de cassation répète donc « qu'il ne peut pas être reproché aux éleveurs de n'avoir pas demandé et obtenu une autorisation d'importation parallèle qui ne pouvait que leur être refusée ». En d'autres termes, ces éleveurs ne peuvent pas être condamnés sur la base d'une infraction au droit français car cela serait contraire aux articles 34 et 36 du traité de l'UE.

Les éleveurs pas responsables des mauvaises ordonnances espagnoles

La Cour d'appel de Bordeaux avait donc condamné les éleveurs sur le non-respect de trois exigences de santé publique :

  1. L'absence d'ordonnance valable — les ordonnances sont signées par un vétérinaire espagnol lié à la Venta Peio pour « légaliser » des commandes passées par fax par les éleveurs « sans le moindre diagnostic ni même une vérification des besoins et des doses » —,
  2. Des notices espagnoles non traduites en Français (et donc a priori non comprises pour des éleveurs basés en France),
  3. Et l'absence de pharmacovigilance sur les médicaments importés.

Les éleveurs sont ainsi sanctionnés sur leurs « pratiques occultes » réalisées délibérément « en toute opacité » pour « échapper à tout contrôle ». Pour la Cour d'appel de Bordeaux, les éleveurs ont délibérément caché ces importations à leur vétérinaire habituel. La Cour d'appel estime qu'il s'agit « de dérives très préoccupantes » avec un risque « certain » pour la santé publique, de « surstockage et de surconsommation sans aucun contrôle ».

Pour la Cour de cassation, si les ordonnances qui « légalisent » ces achats en Espagne ne sont pas conformes au droit français, ces infractions sont commises par les vétérinaires prescripteurs et les ayants droit — ici la Venta Peio — qui acceptent de telles ordonnances. Ces infractions ne peuvent pas être opposées aux éleveurs qui n'en sont pas responsables.

De même, c'est la carence du droit français qui est à l'origine de ces importations anarchiques sans étiquetage en français ni pharmacovigilance. Ces deux obligations ne sont pas opposables aux éleveurs à l'époque des faits. Car il n'y avait aucune procédure simplifiée adaptée à ces importations parallèles par les éleveurs — alors qu'il aurait été « impératif » de la prévoir selon la Cour européenne de justice. Il n'est donc pas possible de condamner les éleveurs sur ce point. Alors que ce sont les autorités qui étaient défaillantes.

Depuis juin 2018, la procédure d'importation parallèle est ouverte aux éleveurs

La Cour de cassation ne prend évidemment pas en compte les nouveaux textes parus depuis 2014. À l'époque des faits, entre 2006 et 2009, le droit applicable sur les importations parallèles est le décret « importations » de 2005. Il ne permet ni à un éleveur, ni d'ailleurs à un ayant droit, de déposer des demandes d'autorisation parallèles, mais seulement à des établissements pharmaceutiques (grossistes, exploitants…) en vue de les « mettre sur le marché français ». Même s'il n'était évidemment pas interdit à un éleveur de monter son propre établissement pharmaceutique pour effectuer de telles importations parallèles dans un but économique, cela a été jugé comme des exigences « excessives » pour l'importation de médicaments destinés seulement aux animaux de son propre élevage.

Depuis, le droit a évolué surtout pour tenir compte de l'arrêt du 27 octobre 2016 de la Cour de justice de l'Union européenne qui jugeait « impératif » de prévoir une « procédure d'autorisation importation parallèle (AIP) par les éleveurs ». Pour se conformer à cet arrêt, le gouvernement a pris le décret du 5 juin 2018 qui — en théorie — ouvre la procédure d'AIP à des éleveurs. L'éleveur doit adresser sa demande d'importation au « cas par cas » l'Agence nationale du médicament vétérinaire Ces éleveurs doivent justifier de leurs besoins pour leurs propres animaux en joignant l'ordonnance vétérinaire à leur demande.

En pratique, les exigences « simplifiées » pour les éleveurs ne sont toutefois pas très allégées par rapport aux demandes d'importation déposées par des établissements pharmaceutiques vétérinaires (grossistes ou exploitants). Mais, elles sont restreintes aux seules quantités mentionnées sur l'ordonnance et dans la limite de sa validité.

Une procédure pour les éleveurs ou plutôt pour… les tribunaux

Les taxes d'enregistrement, même réduites à 500 ou 1000 € par demande, apparaissent dissuasives pour envisager un recours à cette procédure par un éleveur dont le seul intérêt d'acheter ses médicaments en Espagne est économique.

Ce texte répond donc surtout, non pas à la demande insatisfaite des éleveurs, mais à celles des tribunaux qui, depuis 2006, ne cessent de dénoncer la carence de l'État français qui n'avait pas prévu une procédure d'importation accessible aux éleveurs. Avec ce nouveau décret, les éleveurs qui se livrent à des importations de médicaments espagnols achetés à la Venta Peio de la frontière basque (sans évidemment avoir obtenu l'AIP) pourront donc être poursuivis et… peut-être même condamnés par les tribunaux

Depuis 2014, les éleveurs ne sont plus victimes des trafics mais complices

En outre, la loi d'avenir du 13 octobre 2014 permet aussi de sanctionner les éleveurs qui contournent les règles de prescription, et non pas seulement les prescripteurs et les ayants droit. Les éleveurs qui profitent de ces trafics de médicament ont basculé d'un coup du statut de victimes de trafiquants à celui de complice de ces trafiquants.

Désormais, « le fait, pour un éleveur, d'agir pour contourner les obligations relatives à la prescription, en vue de se faire délivrer des médicaments vétérinaires est un délit puni jusqu'à deux ans de prison et 150 000 € d'amende » (art. L. 5142-10 du code de la santé publique).

En outre, le non-respect par quiconque (y compris des éleveurs) des règles de détention, de délivrance, d'importation, d'acquisition de médicaments soumis à prescription est puni jusqu'à 5 ans de prison et 375 000 euros d'amende, voire jusqu'à 7 ans de prison et 750 000 euros d'amende si ces délits sont commis par des professionnels ou en bande organisée. Cela était notamment le cas dans l'affaire jugée Pau où les éleveurs s'étaient organisés dans une association seulement pour contourner les règles de prescription-délivrance en vigueur.

  • Avant le 14 octobre 2014, les éleveurs qui achetaient des médicaments vétérinaires sans ordonnance valable auprès d'ayants droit (ou de colporteurs) étaient considérés comme les victimes de leurs fournisseurs et non comme leurs complices. Leur responsabilité pénale n'était pas engagée.
  • Depuis 2014, la loi reconnaît que des éleveurs peuvent être poursuivis et sanctionnés pour s'être sciemment engagés dans des filières d'approvisionnement illégales (sans ordonnance valable…), voire en être à l'origine.

La loi permet donc désormais de sanctionner aussi sévèrement l'acquisition illégale par un éleveur que la vente illégale par un ayant droit.

À l'avenir, le nouveau règlement 2019/6 reste muet pour 2022

Et, à l'avenir, le nouveau règlement 2019/6 applicable au 28 janvier 2022 encadre bien les importations parallèles par les grossistes (art 102), mais reste muet sur celles réalisées par les éleveurs. Mais, si ce règlement n'encadre pas, il n'interdit pas non plus les importations parallèles réalisées dans un but économique par les éleveurs eux-mêmes pour leurs propres animaux.

Ce silence ne devrait sans doute pas être compris comme une interdiction de ces achats dans l'UE par les éleveurs. Car cela serait contraire à la libre circulation prévue aux articles 34 et 36 du traité de l'UE comme l'a déjà précisé la Cour de Justice de l'Union européenne en 2016.