titre_lefil
logo_elanco

24 mai 2019

La découverte de l'Amérique a favorisé l'émergence du virus de la maladie de Carré, à partir de celui de la rougeole

par Vincent Dedet

Temps de lecture  6 min

C'est 150 ans après la découverte du Nouveau Monde que le virus de la maladie de Carré y aurait émergé… et serait ensuite revenu en Europe. Récipient zoomorphe (chien) de Comala (Mexique, -200 +200 temps présent, musées des arts de Princeton (cliché : Daderot, wikimedia).
C'est 150 ans après la découverte du Nouveau Monde que le virus de la maladie de Carré y aurait émergé… et serait ensuite revenu en Europe. Récipient zoomorphe (chien) de Comala (Mexique, -200 +200 temps présent, musées des arts de Princeton (cliché : Daderot, wikimedia).
 

Avant que Christophe Colomb ne “découvre” l'Amérique, le virus de la maladie de Carré (CDV) n'existait pas. En y amenant celui de la rougeole, les conquistadors lui ont offert une situation idéale pour franchir la barrière d'espèce. Des paléopathologistes, généticiens et vétérinaires américains viennent, à partir d'études multidisciplinaires, de fournir des arguments en faveur d'un tel scénario … Le CVD prenant ensuite le bateau du “retour” après s'être établi à l'état enzootique dans la population canine Amérindienne.

La faute à Colomb ?

Car les trois Morbillivirus de la peste bovine, de la rougeole et de la maladie de Carré sont génétiquement proches. Mais, si les deux premiers ont provoqué des épidémies/épizooties documentées depuis plus d'un millier d'années dans l'Ancien Monde (la rougeole a été décrite en 900, le peste bovine en -376), la maladie de Carré n'est décrite qu'à partir des années 1730, alors confinée au Nouveau Monde, selon les rapports historiques abondamment cités par ces auteurs… Ils soulignent que les premiers chiens européens sont arrivés aux Amériques avec Christophe Colomb dès 1493, mais contrairement à ce qui s'est produit avec la rougeole, « leur arrivée ne s'est pas accompagnée de mortalité inhabituelle, que ce soit dans la population canine autochtone ou dans celle [importée], sur les années 1500-1600 ». De tels épisodes ne seraient pas passés inaperçus car « les chiens importés étaient des greyhound et des mastiffs, très prisés pour la chasse et la guerre ; ils sont fréquemment mentionnés dans les documents historiques ». Si la maladie de Carré avait existé au Nouveau Monde avant sa “découverte”, les chiens européens y auraient succombé et cela aurait été “chroniqué”.

Émergence au XVIII

La compilation des documents historiques permet d'identifier « le premier rapport compatible avec la maladie de Carré par le scientifique Don Antonio de Ulloa, membre de la mission géodésique française de 1735 qui devait mesurer l'équateur, et [la] décrit en Équateur et au Pérou » et souligne entre autres qu'il s'agit d'une forme de rage sans agressivité, et d'une maladie inconnue en Europe… En 1767, alors gouverneur espagnol de la Louisiane, le même de Ulloa décrit un nouvel épisode « épidémique canin » et précise qu'il s'agit « de la même maladie que celle décrite quelque 20 ans plus tôt et devenue depuis commune dans toute l'Amérique du Sud ». Les premiers rapports de cette même maladie en Europe datent de ces années 1760, d'abord avec la description de 900 chiens morts dans la seule Madrid. Dans les 5 années suivantes, « le taux de mortalité de la maladie a nettement reculé en Europe, « ce qui est typique d'un nouveau pathogène s'installant endémiquement dans une population naïve ». Edward Jenner, l'inventeur de la vaccination, a écrit en 1815 les premiers articles scientifique sur la maladie de Carré, et y précise que « la maladie était entièrement inconnue en Europe avant les années 1750 ».

Le sang du maître

Sur la parenté entre l'agent causal de la maladie de Carré et de la rougeole, de nombreux scientifiques ont souligné la similarité des signes cliniques des formes graves. Et les virus de la maladie de Carré et de la rougeole peuvent avoir un tropisme nerveux (SNC) et produire des « signes nerveux chroniques » chez les survivants à l'infection (contrairement au virus de la peste bovine). Et parmi les traitements recommandés de la maladie de Carré au XVIII siècle, figurait « l'injection du sang de son maître »… Or des études réalisées in vitro au début du XXI siècle montrent une inhibition du virus de la maladie de Carré par les anticorps anti-rougeole. Il avait aussi été observé que des chiens exposés au virus de la peste bovine ne développaient pas de maladie de Carré. L'hypothèse des auteurs est donc que l'origine du CDV au Nouveau Monde est liée à l'arrivée des européens, mais pas à celle de leurs chiens, et donc que « les humains auraient servi de source initiale ».

Village précolombien

Ils sont donc partis à la recherche de séquences génétiques anciennes du CDV, dans un village archéologique amérindien de Virginie (USA) : Weyanoke Old Town, où la présence humaine est documentée entre -8 000 et -1 000, puis entre 500 et 1000 et enfin entre 1607 et 1622. Or les fouilles y ont aussi mis au jour « 96 squelettes de chiens » et provenant tous de l'époque précolombienne (de 750 à 1470). Cela a offert un total de « 2 335 dents permanentes » qui ont « été examinées individuellement à la recherche de défauts de l'émail pouvant être les marques d'une infection par le CDV dans le jeune âge de l'animal ». Si le CDV était alors présent, ces traces seraient visibles sur « entre 2 et 20 % des animaux », selon les observations récentes (situation enzootique sans vaccin). Or ils n'observent aucun défaut de l'émail pouvant être rattaché à une maladie de Carré sur la totalité de ces dentures archéologiques. Les auteurs se sont aussi penchés sur les dents de 42 chiens adultes issus de fouilles de vestiges précolombiens (1030-1324) au Pérou ; en vain. Il est donc très probable que le virus « n'était pas là à cette époque ».

La rougeole passée au chien

Le CDV était-il alors présent chez les Amérindiens, avant l'arrivée des Européens ? Pour répondre à la question, ils se sont tournés vers les spécialiste de la phylogénie à partir des séquences génomiques des trois Morbillivirus (rougeole, Carré, peste bovine). Même si les séquences déjà connues sont issues d'isolats récents, la phylogénie fait remonter la divergence entre les virus de la peste bovine et de la rougeole autour du XI siècle. Et elle plaide en faveur du passage du virus de la rougeole au chien ! Mais il n'est pas possible de calculer précisément le moment de la divergence car les séquences virales connues proviennent de virus soumis à la pression vaccinale. Aussi les auteurs ont-ils eu recours à une autre méthode (l'usage des codons dégénérés du code génétique), qui montre que les CDV récents ont tous été soumis à une pression de sélection caractéristique des virus humains (plus que canins et encore plus que bovins). En clair, l'ancêtre du CDV a longtemps évolué chez l'Homme, ou ce progéniteur serait tout simplement le virus de la rougeole ! Mais alors pourquoi ce saut de la barrière d'espèce se serait produit au Nouveau plutôt que dans l'Ancien Monde ?

Chair humaine infectée

Premier avantage pour les Morbillivirus : ils sont « considérés comme les virus connus les plus infectieux », avec une contagiosité 6 fois plus élevée que les virus grippaux et « des taux de morbidité et de mortalité de 90 à 95 % au sein de populations naïves ». Or toute la population Amérindienne était naïve à l'arrivée des Européens. Deuxième avantage : le virus de la peste bovine n'était pas non plus présent aux Amériques (le premier foyer n'y sera identifié qu'en 1920), aucune protection croisée n'était à attendre du côté des humains comme des chiens. Et les épidémies de rougeole, dévastatrices, se sont propagées en Amérique Centrale tous les 30 ans à partir de 1530 et jusqu'aux années 1700. Ces épidémies « et les pratiques de chasse aux humains » ont « fourni aux chiens autochtones d'amples occasions de se nourrir de chair humaine infectée »… Ensemble, ces éléments étaient favorables au franchissement de la barrière d'espèce, même s'il est impossible de préciser lequel des virus a “sauté”. Enfin, l'entretien du CDV chez les chiens en milieu urbain (population canine élevée permettant le passage à l'endémicité) aux Amériques, « l'absence de pratiques de castration/stérilisation et la relative brièveté de la gestation canine » suffisent, selon les auteurs, à expliquer comment le virus a ensuite traversé l'Atlantique vers l'Ancien Monde, sur un bateau ayant accosté en 1760.