titre_lefil
logo_elanco

19 décembre 2018

Agriculture et cancers : les éleveurs mieux lotis que les cultivateurs

par Vincent Dedet

Temps de lecture  6 min

Comparaison de l'incidence des cancers (toutes localisations confondues d'une part, et par localisation d'autre part) en agriculture, avec la population générale, sur 2005-2011 (Tual et Boulanger, 2018).
Comparaison de l'incidence des cancers (toutes localisations confondues d'une part, et par localisation d'autre part) en agriculture, avec la population générale, sur 2005-2011 (Tual et Boulanger, 2018).
 

La profession agricole a fait l'objet de nombreuses études épidémiologiques sur la survenue des cancers ; d'une manière générale, il en ressort que l'incidence des cancers (toutes localisations confondues) y est moindre qu'en population générale. Toutefois, pour certaines localisations, c'est l'inverse (voir l'illustration générale), y compris en France. Car une étude ayant un protocole solide (suivi de cohorte prospectif) a été mise en œuvre au milieu des années 2000 pour explorer le lien entre les expositions professionnelles agricoles et le risque de survenue de cancers. La cohorte AGRICAN (AGRIculture et CANcer) a été constituée de 2005 à 2007 à partir d'environ 182 000 personnes affiliées à la Mutualité Sociale Agricole, âgées d'au moins 18 ans en 2004 et résidant dans un des 11 départements sélectionnés dans cette étude (présence d'un registre de cancers). Ces personnes renseignent à l'inclusion la totalité des cultures/activités agricoles réalisées au cours de leur vie professionnelle. Leur suivi se fait, d'une part, par voie documentaire (déménagements, cas de cancer, décès…) et, d'autre part, via des questionnaires. Ceux envoyés entre 2015 et 2018 ont obtenu 60 % de réponses. Ils ont permis de produire plusieurs publications sur l'épidémiologie des cancers en milieu agricole sur les deux dernières années. AGRICAN est pilotée par une unité mixte de recherche de l'Inserm et de l'université de Caen “cancers et prévention”.

Prostate, hémopathies et mélanome

Une première analyse de ces données sur la période 2005-2011 avait identifié un sur-risque significatif pour certaines localisations.

  • Chez les hommes, le cancer de la prostate : +7 % (risque plus marqué pour les salariés), le lymphome non-Hodgkinien : +9 % et le myélome multiple : +38 % (risque plus marqué pour les exploitants) ;
  • Chez les femmes, le mélanome cutané : +23 % (risque plus marqué pour les salariées) et le myélome multiple : +26 %.

L'étude confirmait aussi que l'incidence des cancers du poumon et des voies aérodigestives supérieures était significativement plus faible qu'en population générale.

Matrice d'exposition

Toutefois, les expositions professionnelles sont multiples, dans les métiers agricoles : les pesticides sont l'un des facteurs les plus médiatisés (et explorés), mais les poussières, les gaz d'échappement, les UV, les solvants, les virus et les produits de désinfection peuvent également intervenir. Pour les premiers, les épidémiologistes français ont construit des matrices d'exposition par type de tâche (préparation, application, réentrée, etc.) et de culture. La matrice Pestimat renseigne ainsi les habitudes culturales pour 530 molécules, les principales cultures, depuis 1950… Elle permet de calculer un indicateur d'exposition par molécule et par année (selon le type de culture réalisé).

Prostate et organochlorés

Ainsi, pour le cancer de la prostate, les activités associées à un sur-risque était l'élevage de bovins (usage d'insecticides organochlorés et avoir plus de 100 bovins : +60 %), l'arboriculture (x 2 si recours aux pesticides et plus de 25 ha), la culture du tabac (x 2 si recours aux pesticides et plus de 5 ha) ou la culture de blé/orge (+20 % si utilisation de pesticides ou traitement de semences). Lorsque le type de molécules est examiné, l'association statistique (qui n'est pas lien de causalité) est retrouvée pour 7 des 18 organochlorés investigués.

Poumons : pois et légumes

Pour les cancers du poumon, le sur-risque est significatif pour les personnes ayant cultivé du pois fourrager pendant plus de 20 ans (+20 %) et des légumes pendant plus de 40 ans (x 2,1), mais les effectifs sont très faibles. Pour la vigne, l'exposition directe aux pesticides (manipulation, réentrée) était fortement associée au risque de cancer du poumon (risque x 2,20) et les auteurs suggèrent qu'il s'agit de l'exposition à l'arsenic, cancérigène reconnu qui n'est plus employé aujourd'hui. L'exposition directe aux pesticides pour la culture de betteraves était également à l'origine d'un sur-risque significatif (x 2,56) de cancers du poumon. En revanche, la culture de maïs était associée de manière significative à une protection contre les cancers du poumon (-24 %, p=0,01). Les d'exposition par type de molécule sont en cours d'analyse. En revanche, le fait d'avoir élevé des bovins pendant plus de 40 ans et des chevaux pendant plus de 20 ans serait protecteur vis-à-vis de ce cancer (50 % de protection et association significative).

Poumons : élevage protecteur

Une étude a donc été consacrée au risque de cancer du poumon en relation avec l'activité d'élevage, à partir de la même cohorte. Elle a montré que ce risque est en fait réduit pour l'élevage bovin (78 % des éleveurs de la cohorte) : ces éleveurs ont 38 % de risque en moins par rapport à la moyenne du reste des agriculteurs de la cohorte (p<0,01). Et il y a un effet significatif de la durée : à partir de 40 années d'activité, le facteur de protection est calculé à 40 % (p<0,01). La protection est alors majeure vis-à-vis de l'adénocarcinome pulmonaire (risque réduit de 50 %) et plus modérée pour le cancer à petites cellules (-30 %). Le nombre de bovins n'est pas trouvé comme ayant un impact sur cet effet protecteur. Ces deux effets (protecteur intrinsèque et lié à la durée d'activité) sont encore plus prononcés si le sujet n'est pas fumeur (p<0,0001 et p<0,001, respectivement).

Cet effet protecteur est aussi d'autant plus prononcé que la personne a :

  • réalisé les soins aux animaux,
  • réalisé la traite (le cas pour 80 % des éleveurs bovins et 36 % des éleveurs de petits ruminants), ces deux activités étant protectrices pratiquées seules ou ensemble par l'éleveur ;
  • et/ou été exposée aux bovins dès l'enfance (le fait d'être né sur une exploitation bovine est significativement protecteur vis-à-vis de l'adénocarcinome pulmonaire, « même longtemps après avoir cessé ses activités »).

Une tendance à un même effet protecteur est observée pour la personne qui réalisait les soins aux petits ruminants (- 46 %). Enfin, les activités d'élevage porcin ou de volailles ont été examinées, mais ne représentent ni sur-risque ni effet protecteur (vis-à-vis de ces cancers).

Vessie : légumes en plein champ

Sur les cancers vésicaux, rares dans la cohorte, une seule production végétale a été trouvée associée à un sur-risque de survenue : la culture de légumes en plein champ (+89 %), mais avec une majoration du risque si l'activité était réalisée pendant au moins 30 ans (x 2,5) ou par une femme (x 3,8). D'autres activités, comme la culture sous serres, obtenaient un sur-risque, mais sans atteindre le niveau de signification statistique.

SNC : la piste des carbamates

La dernière étude en date est focalisée sur les tumeurs du système nerveux central. Au sein de la cohorte, ces cancers ne présentent pas une fréquence significativement différente par rapport à la population générale, mais ont une tendance faible (incidence +10 % chez les hommes et +50 % chez les femmes). En revanche, au sein de la cohorte, les personnes exposées aux pesticides (tous composés confondus) ont un risque doublé de développer une tumeur cérébrale par rapport à celles qui n'y sont pas exposées (sur-risque de 2,0, intervalle de confiance à 95 % de 1,1 à 3,5). Ce sont des tumeurs relativement rares : 381 cas de tumeur du SNC sont survenus sur 2004-2013 : 43 % de gliomes, 35 % de méningiomes, 11 % de neuromes, et 5 % de lymphomes. Près des deux tiers de ces cas (61 %) étaient déjà retraités lors de leur entrée dans la cohorte. Pour la moitié (53 %) de ces cas (98 % pour les gliomes), la tumeur était maligne.

Il y avait bien un sur-risque significatif, de 47 %, de développement de cancer du SNC parmi les personnes utilisatrices de carbamates (HR=1,47, IC à 95 % : 1,03-2,10) (insecticides ayant un mode d'action comparable à celui des organophosphorés). Plus l'exposition aux carbamates avait été longue au cours de leur vie active, plus les personnes étaient à risque de tels cancers : le sur-risque augmente « linéairement » jusqu'à +85 % pour les personnes de plus de 30 ans d'activité avec exposition (p=0,03). Trois molécules sont trouvées associées à un sur-risque particulier, mais les épidémiologistes restent prudents car c'est la première fois qu'elles sont incriminées dans une étude épidémiologique.