titre_lefil
logo_elanco

24 mai 2022

Les vétérinaires français : épuisés et suicidaires

par Agnès Faessel

Temps de lecture  6 min

 

Cette enquête est une première à double titre : première au plan national à étudier les taux de burnout (épuisement professionnel) et de suicide dans la profession vétérinaire, et première au plan mondial à inclure tous les facteurs de risque (liés à la personnalité et aux conditions de travail spécifiques).

Dans un contexte international pointant, entre autres, que les vétérinaires sont deux fois plus à risque de suicide que d'autres professions de santé, l'association Vétos-Entraide et le Conseil National de l'Ordre des vétérinaires ont confié en 2019 un travail de recherches à l'Université de Franche-Comté, réalisé par le professeur Didier Truchot (riche d'une expérience dans le domaine pour d'autres professions comme les médecins). Ses résultats, présentés le 19 mai à Paris, confirment la situation alarmante dans laquelle se trouvent les vétérinaires aujourd'hui.

3244 répondants : 17,5 % des vétérinaires français

Sur le plan de la méthodologie, une première étude qualitative s'est basée sur des entretiens avec une quarantaine de vétérinaires entre novembre 2019 et mars 2020. Elle a permis de définir les facteurs de stress à considérer et d'élaborer le questionnaire de l'enquête pour l'étude quantitative, diffusée cette fois à l'ensemble de la population vétérinaire (praticiens ou non).

Celle-ci a recueilli 3244 réponses, ce qui représente un très bon taux de retour : 17,5 % de l'effectif des vétérinaires français. Ce taux est d'autant plus élevé que le questionnaire était long à compléter (environ 40 minutes). Outre les réponses aux questions, la possibilité de laisser des commentaires a permis de recueillir des informations « éclairantes ».

Les résultats fournissent un état des lieux ponctuel de la prévalence du burnout et des idéations suicidaires chez les vétérinaires, et des variables associées. Le projet de recherches se prolonge désormais par une étude longitudinale, cofinancée par l'Ordre et Vétos-Entraide, dont l'objectif est d'évaluer les liens de causalité, et qui s'appuiera sur 2 nouvelles enquêtes (réalisées chacune à environ un an d'intervalle). 91 % des répondants de l'enquête 1 ont accepté d'y participer, confirmant leur intérêt et leur implication dans ces problématiques.

22 % de couples vétérinaires

L'échantillon étudié est représentatif de la profession. L'âge moyen des répondants est de 41,4 ans (il est de 43 ans pour l'ensemble de la profession selon l'atlas démographique 2021). Les femmes sont surreprésentées (68,5 % dans l'enquête pour 55,6 % dans la profession), ce qui est habituel dans ce type d'études, selon le Pr Truchot.

Près de 80 % vivent en couple, et 56 % avec des enfants à charge, mais 25 % de ceux qui vivent seuls ont, eux-aussi, des enfants à charge.

Parmi les couples, 22,5 % ont un conjoint vétérinaire, ce qui permet sans doute une meilleure compréhension des contraintes du métier, avec le revers toutefois de « rapporter le travail à la maison ». D'autant plus que dans cette situation, 43 % travaillent dans la même structure que leur conjoint. Finalement, près de 10 % des répondants ont un conjoint qui travaille dans la même structure qu'eux.

Épuisement à degré élevé

Le burnout (épuisement professionnel) résulte d'un épuisement émotionnel, provoqué par plusieurs facteurs lorsqu'ils sont récurrents (les exigences des clients par exemple). Il se traduit par une perte de ses ressources, des troubles somatiques, de l'anxiété… Il est associé à une attitude cynique (envers les collègues, les clients) et une baisse de l'efficacité professionnelle. Il peut être présent à divers degrés avant d'atteindre une incapacité totale.

Les résultats de l'enquête montrent qu'il est important chez les vétérinaires, avec des scores d'épuisement émotionnel et de cynisme significativement plus élevés que dans la population générale, ou que dans une profession comme les exploitants agricoles, soumis eux-aussi à de fortes contraintes.

Encore plus les jeunes, les femmes, les urbains…

Des différences significatives sont observées selon plusieurs paramètres sociodémographiques et socioprofessionnels.

  • L'âge : le score d'épuisement émotionnel diminue avec l'âge (voir graphique ci-après). Plusieurs hypothèses sont avancées, comme une reconversion des personnes touchées (qui quittent alors la profession), et/ou un phénomène progressif d'adaptation…

Source : présentation des résultats de l'enquête La santé au travail des vétérinaires : une recherche nationale, 19 mai 2022.

°

  • Le sexe : le score d'épuisement émotionnel est plus élevé chez les femmes, potentiellement en lien avec la charge des enfants et les stéréotypes dont elles sont victimes. Ce constat est d'autant plus important que la féminisation de la profession progresse. Le score de cynisme n'est pas différent par comparaison aux hommes.
  • Le statut matrimonial : les scores émotionnels sont inférieurs chez les personnes en couple. Toutefois, cette différence reste significative chez les hommes, mais pas chez les femmes, qui ne bénéficient donc pas, sur ce point, de la vie à deux, bien que les réponses montrent par ailleurs qu'elles travaillent alors moins (amplitude horaire hebdomadaire inférieure, qui ne se retrouve pas chez les hommes en couple).
  • Le lieu d'exercice : l'épuisement émotionnel est moindre en milieu rural qu'en milieu urbain ou semi-urbain. Mais il existe un biais compte tenu de la plus grande proportion d'hommes exerçant dans les structures installées en zones rurales.
  • Le domaine d'activité : le score d'épuisement est supérieur chez les vétérinaires pour animaux de compagnie, et il est inférieur chez ceux qui travaillent en élevage (ruminants, productions organisées), d'activité mixte, chez les fonctionnaires et les enseignants chercheurs. Aucune différence n'est observée chez les équins, les spécialistes, les salariés de l'industrie ou des laboratoires privés (par comparaison à la population vétérinaire générale).

Des salariés sous pression

Étonnamment, les salariés (ou collaborateurs libéraux) présentent un épuisement émotionnel significativement plus élevé que les libéraux titulaires. Dans les deux catégories, les femmes sont plus affectées (voir graphique ci-dessous).

Source : présentation des résultats de l'enquête La santé au travail des vétérinaires : une recherche nationale, 19 mai 2022.

°

De même, les vétérinaires travaillant dans les groupes et chaînes de cliniques présentent des scores plus élevés d'épuisement émotionnel.

Il est difficile d'avancer des hypothèses d'explication de ce constat, qui n'a pas tardé à déclencher une polémique, les réseaux se défendant de toute pression qu'ils exerceraient sur leurs collaborateurs, en termes de rentabilité en particulier. Déterminer les facteurs en cause des observations (dans leur ensemble) de cette première enquête est l'enjeu principal de l'étude longitudinale qui débute.

Forte prévalence des idéations suicidaires

Le second sujet de l'enquête était de mesurer le degré d'idéations suicidaires dans la profession vétérinaire, pour lequel il existe des outils d'évaluation validés (exploités ici). Les trois questions posées portaient sur les pensées suicidaires et les tentatives de passage à l'acte, survenus durant les deux semaines précédentes (et non dans les 12 derniers mois comme dans d'autres enquêtes).

Les résultats montrent que 4,8 % des répondants ont présenté de telles pensées, « tout le temps », « fréquemment » ou « assez souvent ». En ajoutant « occasionnellement », le taux monte à 23,2 % (voir tableau en illustration principale), ce qui est évidemment considérable.

Les tentatives de suicide sont prédictives d'un passage à l'acte réussi. La personne ne recherche pas la mort, mais l'arrêt de ses souffrances. D'une manière générale, toute évocation du sujet représente toutefois une alerte sérieuse. Disposer d'un moyen de mettre fin à ses jours, ce qui est le cas des vétérinaires, est un paramètre qui entre en ligne de compte, mais dont l'impact reste insuffisamment étudié à ce jour.

Faible impact des gardes de nuit

Les gardes de nuit représentent une contrainte importante pour la profession, qui s'en plaint. Toutefois, si elles sont significativement associées aux troubles du sommeil, ce qui apparaît logique, elles ne sont que peu liées aux idéations suicidaires, et pas du tout au burnout dans l'étude.

Un prochain Fil présentera les facteurs de stress associés à ces idéations suicidaires, à l'épuisement émotionnel et aux troubles du sommeil, le premier d'entre eux étant la charge de travail qui pèse sur les vétérinaires.