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20 mai 2022

Le stress thermique lié au réchauffement climatique entraînera une diminution de la production mondiale de lait et de viande

par Jean-Jacques Pravieux

Temps de lecture  7 min

Dans certaines zones les animaux subissent déjà un stress thermique important et les éleveurs cherchent à en diminuer l'impact. Cliché : Jean-Jacques Pravieux.
Dans certaines zones les animaux subissent déjà un stress thermique important et les éleveurs cherchent à en diminuer l'impact. Cliché : Jean-Jacques Pravieux.
 

Un groupe de chercheurs kényans et américains a réalisé une modélisation de l'impact du réchauffement climatique sur les productions mondiales de lait et de viande bovines à l'horizon 2045 et 2085. Le stress thermique résulte de la combinaison de plusieurs facteurs climatiques : températures élevées, humidité, radiation solaire, vitesse du vent. Plus les conditions sont extrêmes, plus l'adaptation des animaux va coûter à l'organisme et altérer la santé et la productivité. Chez les bovins, la réponse à ce stress se traduit par des modifications physiologiques : augmentation de la fréquence respiratoire, dépression des systèmes immunitaires et endocriniens, avec in fine une fragilisation des animaux et une augmentation de la mortalité. Bien avant cela apparaissent des modifications comportementales, en particulier une diminution de l'ingestion alimentaire. Il existe des variations liées à la race mais en moyenne, au-delà de 20°C, la quantité de matière sèche ingérée diminue de 3 à 5% par degré supplémentaire. Ces phénomènes peuvent affecter considérablement la productivité en lait et en viande.

Des pertes en lait et en viande, mais aussi une augmentation de la mortalité dans certaines régions

Pour calculer la perte de production dans les élevages laitiers, la diminution d'énergie ingérée a été convertie en kg de lait en considérant qu'il faut environ 5 mégajoules (MJ) d'énergie métabolisable pour produire 1 kg de lait. La perte par pays et par système a été obtenue en multipliant la perte par Unité de Bétail Tropical (UBT) par les effectifs exprimés en UBT. Un calcul similaire a été réalisé pour les animaux en croissance et les troupeaux producteurs de viande. Le gain de 1 kg de poids vif nécessite environ 33 MJ d'énergie métabolisable, et correspond à 0,55 kg de viande. Dans certaines situations, la perte d'énergie ingérée est supérieure à l'énergie nécessaire pour avoir une production par UBT. Cela signifie que l'énergie ingérée, dans la région et le système d'élevage considérés, non seulement ne suffira plus à produire mais n'assurera même plus l'entretien de l'animal ; une augmentation de la mortalité est alors à prévoir. La perte prévisible en UBT est estimée en divisant l'énergie perdue au-delà d'une production nulle, par l'énergie d'entretien nécessaire sur une année. Dans les régions froides, le coefficient d'ajustement de la matière sèche ingérée (MSI) est supérieur à un (voir la carte, ci-dessous). Cela s'explique par une diminution des besoins d'entretien liée à l'arrivée de températures plus clémentes. Par contre, dans les régions plus chaudes et humides, le coefficient est inférieur à un ; l'ingestion est diminuée à cause du stress thermique. À noter qu'en 2005, certaines régions tropicales étaient déjà concernées par le stress thermique, avec des animaux consommant moins de 91 % de ce qu'ils pourraient ingérer en l'absence de stress. Ces zones sont en très forte augmentation dans les projections à 2085.

Coefficient d'ajustement de la matière sèche ingérée lié au stress thermique, pour les bovins selon la région du monde, et selon un scénario de réchauffement sévère (3° C). Thornton et coll., 2022.

 

Lait : des élevages français peu touchés ; d'autres extrêmement vulnérables

La perte de production en lait et en viande, entre 2005 et 2085 est estimée au niveau global entre 3,7% et 9,8%, selon le scénario climatique envisagé (optimiste avec <1,5° C de réchauffement, ou sévère, avec 3° C ou plus). Mais de fortes disparités apparaissent entre pays. Dans le top 10 des producteurs de lait en 2005, la diminution prévue pour 2085 va de 1,2 % en France à 13,1% au Brésil (voir le tableau ci-dessous). Il en est de même pour la viande, avec une diminution estimée à 3,3 % en France et 23 % au Brésil. Les disparités existent aussi entre catégories d'élevage d'un même pays. Ainsi en Inde, premier producteur mondial de lait en 2005, la diminution de production par UBT pour 2085 est estimée à 25 % dans les élevages reposant sur le pâturage en région aride et semi-aride, alors que pour les élevages mixtes (pâturages et céréales) des zones tempérées ou tropicales, beaucoup plus intensifs et avec des températures plus douces, la diminution prévue n'est que de 2,8 %.

Impact du stress thermique sur la production de lait par unité de bétail tropical (production d'un bovin de 250 kg) à la fin du siècle, pour les 10 premiers pays producteurs mondiaux en 2005, selon un scénario de réchauffement sévère (3° C). Thornton et coll., 2022.

 

Viande :  impact plus fort et plus contrasté que pour le lait

Concernant la viande, les États Unis, premier producteur mondial en 2005, verraient leur production baisser de 6,8 % jusqu'en 2085, dans l'hypothèse la plus défavorable (voir le tableau ci-dessous). Pour les pays aux latitudes plus élevées, la perte serait moindre, alors que les pays plus proches de l'équateur seraient plus affectés. L'Inde pourrait perdre plus de 45 % de sa production avant la fin du siècle. Cette forte dépression est en partie liée à la faible productivité en viande des bovins indiens (5,1 kg/an/UBT en 2005).

Impact du stress thermique sur la production de viande par unité de bétail tropical (production d'un bovin de 250 kg) à la fin du siècle, pour les 10 premiers pays producteurs mondiaux en 2005, selon un scénario de réchauffement sévère (3° C). Thornton et coll., 2022.

 

L'estimation moyenne par pays englobe des disparités par région climatique, comme pour le lait. Ainsi au Brésil, pour les systèmes mixtes fourrage-céréales, la baisse de production pourrait atteindre 13,4 % en région tempérée ou tropicale et dépasser 45 % en région aride et semi-aride. À noter que la diminution de MSI entre 2005 et 2085, ferait baisser d'à peine 1 à 2 % les gaz à effet de serre générés par la digestion. Par contre, l'empreinte carbone pour produire 1 kg de viande ou 1 kg de lait augmenterait nettement puisque les besoins d'entretien resteraient les mêmes pour une production moindre.

Avant tout, alerter sur les zones à risque

Ces estimations sont certainement sous évaluées car l'étude n'a pas pu prendre en compte les effets indirects du stress thermique : diminution des végétaux disponibles, détérioration de la reproduction influençant l'évolution démographique des troupeaux, impact éventuel sur l'efficacité de la digestion, diminution de capacités de travail à des températures excessives… Les données manquent également pour intégrer les différences de sensibilité ou de résistance entre races bovines aux calculs des auteurs. Ces résultats constituent cependant une première étape pour prendre conscience des bouleversements que le réchauffement climatique peut induire en matière d'élevage dès le milieu de ce siècle. De 2005 à 2019 la population bovine mondiale a augmenté de 10 %. Pourtant, sur cette même période, l'Europe et l'Océanie ont vu leurs effectifs diminuer suite à une baisse de la demande. L'augmentation de la population bovine concerne principalement l'Afrique et dans une moindre mesure les Amériques et l'Asie. Or cette étude signale l'Afrique sub-saharienne comme une des zones les plus vulnérables, risquant de devenir inadaptée à l'élevage bovin. Il est urgent de réfléchir aux moyens de minimiser localement les effets du stress thermique dans les élevages des régions les plus menacées : modification des pratiques, fourniture d'ombre, système de refroidissement ou de ventilation, sélection de races plus adaptées, développement des camélidés en remplacement des bovins…  Ces enjeux de production animale ne sont pas seulement économiques, mais aussi sociétaux et éthiques. Dans certaines régions ils pourraient même devenir une question vitale pour les populations concernées. Les pourcentages de baisse de production les plus forts pour 2085 correspondent aux systèmes d'élevages les moins productifs en 2005. Au-delà des solutions locales, cette inégalité croissante concerne la planète entière et devra être gérée au niveau global.

Équations bioénergétiques, données climatiques et bibliographie sur les techniques d'élevage

L'estimation des pertes à venir repose sur la relation entre les variations de quantité de MSI et les conditions climatiques. L'équation construite par les auteurs utilise un index de température effective calculé à partir des valeurs moyennes de plusieurs paramètres : température journalière, pourcentage d'humidité relative, nombre d'heure quotidienne d'exposition directe au soleil et vitesse moyenne du vent. A partir d'une étude bibliographique poussée, des rations types ont été établies pour différentes catégories d'élevages (plein pâturage, mixte pâturage-céréale…) et de régions climatiques (aride et semi-aride, tempérée, tropicale…). L'année 2005 a été choisie comme année de référence à cause d'une base de données préexistante fournissant des informations sur les systèmes d'élevage, les rations spécifiques aux systèmes et aux régions, les effectifs bovins de cette année-là. Les valeurs ont été rapporté en Unité de Bétail Tropical (UBT), à savoir l'équivalent d'un animal adulte de 250 kg. Les données climatiques utilisées sont celles prévues par le Groupe intergouvernemental d'experts sur l'évolution du climat (GIEC). Afin de couvrir l'ensemble des hypothèses envisagées pour la fin du siècle, deux scénarios extrêmes ont été choisis, l'un avec une augmentation limitée des gaz à effet de serre, l'autre avec une forte augmentation. Les systèmes d'élevage ont été regroupés en trois catégories : plein pâturage, système mixte culture-élevage et élevage hors-sol. Les conditions agro-climatiques ont été classées en zone aride/semi-aride, humide/subhumide, et tempérée ou tropicale.